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[Les grands textes] Le système mondial : réalité et crise (Marcel Merle, 1978)

En 1978, Marcel Merle publie un texte sur la gouvernance internationale dans Politique étrangère, no 5/1978. Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.

Marcel Merle (1923-2003), agrégé de droit public en 1950, consacre sa thèse au procès de Nuremberg. Dans plusieurs de ses ouvrages, il insiste notamment sur la nécessité de ne pas limiter les relations internationales aux seuls rapports entre États, et s’intéresse à la décolonisation et à la montée en puissance de nouveaux acteurs. Auteur de Sociologie des relations internationales (1974), il ouvre la voie à l’étude des nouvelles relations internationales. Il prend la direction de l’Institut d’études politiques (IEP) de Bordeaux, avant d’enseigner à l’IEP de Paris et à l’Université de Paris I, où il est nommé professeur émérite. Son dernier ouvrage publié est : La Politique étrangère (Paris, PUF, 2005).

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Ce bref exposé introductif n’a pas d’autre objet que de planter le décor qui doit servir de toile de fond à nos débats. Il ne prétend nullement présenter un tableau exhaustif ni, surtout, définitif de la situation mondiale. Mais il permettra peut-être, par les réactions qu’il provoquera, de dégager le minimum d’accord nécessaire à l’interprétation correcte des problèmes locaux ou régionaux qui intéressent plus directement les participants au colloque.

Les réactions à prévoir sont d’autant plus normales que le point de vue présenté en guise d’introduction sera forcément empreint de subjectivité. Contrairement à une opinion assez répandue, le point de vue de Sirius n’existe pas. Existerait-il, qu’il serait d’ailleurs partiel et falsifié puisqu’il ne pourrait prendre en compte ce qui se passe du côté de la « face cachée de la terre ». Tout observateur est situé, topographiquement, politiquement et idéologiquement, quels que soient ses efforts en vue d’atteindre l’objectivité. Le seul point commun entre tous les participants réside dans la simultanéité des points de vue. Mais la coïncidence dans le temps ne suffira certainement pas à abolir la diversité des appréciations. Cette diversité constituant une richesse, il importe que les propos émis au début du colloque ne soient pas traités comme des conclusions mais comme des propositions à débattre.

Pourquoi placer ces réflexions sous le vocable de « système » ? La question n’est pas indifférente. Pour qualifier le même exercice, on se serait contenté, autrefois, de parler d’analyse de situation. Dans une certaine mesure, il est vrai que l’utilisation du terme de système constitue une certaine concession à la mode : chacun sait que la théorie des systèmes connaît actuellement une grande vogue, et certains croient pouvoir, en se parant de ce vocable, donner plus de poids à leurs opinions. S’il ne s’agissait que de cela, mieux vaudrait renoncer à l’usage d’un terme qui n’aurait pas d’autre valeur que celle d’une étiquette ou d’une couche de peinture. Dans mon esprit, le terme de système est un outil de travail qui a déjà le mérite de nous dispenser d’utiliser d’autres concepts beaucoup trop ambitieux (comme celui de « société internationale ») ou beaucoup trop vagues (comme celui de « relations internationales »). En dehors de cette vertu négative, le terme de système a l’avantage de nous astreindre à rechercher, dans la confusion que nous offre le spectacle de la réalité, un minimum de cohérence dans la configuration des forces et dans le mode de fonctionnement des relations entre ces forces.

À partir de cette incitation, il est possible d’établir rapidement l’existence d’un système international pour mieux analyser ensuite la nature et la signification de la crise qui affecte actuellement la vie de ce système.

 

I. La réalité du système mondial

On entend généralement par « système » un ensemble de relations entre un nombre déterminé d’acteurs, placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode de régulation adéquat. Cette définition abstraite est évidemment susceptible de nombreuses applications. Dans quelle mesure le concept de « système » est-il applicable aux relations internationales, autrement dit pourquoi et en quel sens est-on fondé à parler d’un « système mondial » ?

Pour répondre à cette question, il est important d’observer que le qualificatif (mondial) compte autant que le substantif (système).

La première innovation réside, en effet, dans un changement d’échelle. On parlait autrefois, sans apporter beaucoup de rigueur à la définition, de « système européen » ou « bismarckien », etc. Si l’on est en droit, aujourd’hui, de parler de système « mondial », c’est essentiellement à cause des bouleversements apportés dans les relations internationales par le progrès technique et, notamment, par l’accélération des communications qui a eu pour effet de réduire, sinon d’abolir, les obstacles traditionnels du temps et de la distance. Deux exemples en apporteront la preuve. Dans le domaine de l’information, les communications sont désormais quasi-instantanées, grâce à la radio et à la télévision dont les émissions peuvent être diffusées et captées sur toute la surface du globe par l’intermédiaire des satellites géo-stationnaires. Dans le domaine de la stratégie, le perfectionnement atteint par les missiles permet aux projectiles les plus puissants d’atteindre, sans grand risque d’être interceptés, les objectifs les plus éloignés en moins d’une demi-heure. L’espace ne peut donc plus être découpé en théâtres d’opérations séparés ; virtuellement, la planète constitue un champ stratégique homogène, dont toutes les parties sont interdépendantes.

Ces deux exemples suffisent à montrer l’ampleur des innovations imputables au progrès technique. Ces changements sont constitutifs d’une situation qui est dépourvue de tout précédent historique. Il n’existe donc pas de point de comparaison à partir duquel nous pourrions traiter, sur la base de l’expérience acquise, les problèmes internationaux de notre temps. C’est pourquoi le recours à la notion de système peut nous aider à décrypter le type de relations dans lequel nous sommes désormais impliqués.

Mais encore faut-il se garder, pour qu’une telle démarche reste féconde, de toute application mécanique de la théorie des systèmes. Plutôt que de rechercher des analogies factices, il importe de dégager les caractères spécifiques d’un système international qui représente, à beaucoup d’égards, un système original et sans équivalent.

Le système mondial est d’abord un système unique, en ce sens qu’il englobe, par hypothèse, l’ensemble des relations internationales et qu’il ne comporte pas, contrairement aux systèmes partiels ou régionaux qui l’ont précédé, d’alternative. Certes, l’équilibre et les règles de fonctionnement de ce système peuvent connaître (et connaîtront certainement) des modifications substantielles ; mais ces modifications se produiront désormais à l’intérieur du système mondial et ne proviendront pas de l’irruption d’autres acteurs ou d’autres facteurs que ceux qui se trouvent déjà compris dans le système.

De l’universalité des rapports compris dans les limites du système il résulte une seconde caractéristique qu’on peut qualifier de « clôture » : pour utiliser le vocabulaire de l’analyse systématique, on peut dire que le système mondial est dépourvu d’environnement externe. Cela signifie que les contradictions inévitables que comporte le fonctionnement de tout système ne pourront pas être exportées, mais qu’elles se trouveront renvoyées à l’intérieur du système, dont les tensions se trouveront ainsi aggravées. Par là, le système « mondial » se distingue des systèmes internationaux partiels (comme le système européen des siècles passés) qui fonctionnaient avec une marge de sécurité. Cette marge était constituée par l’espace sur lequel les acteurs du système n’exerçaient pas de contrôle direct et dans laquelle ils pouvaient trouver les ressources nécessaires à alimenter leurs propres querelles ou à solder le compte de leurs différends.

La troisième caractéristique du système mondial est sa complexité. Celui-ci tient au fait que ce système est, par hypothèse, la somme ou la récapitulation de tous les sous-systèmes qui le constituent. Aucun autre système n’atteint, par définition, un tel degré de complexité.

Mais ce système est aussi hétérogène, dans la mesure où ses éléments constitutifs sont d’une extrême diversité. Il comprend bien entendu des Etats, mais des Etats très différents par leur taille, par leur puissance, par leur richesse et par la multiplicité des combinaisons qui les unissent entre eux. Il comprend aussi des organisations internationales et des forces transnationales parmi lesquelles figurent aussi bien des Eglises que des firmes multinationales ou l’opinion publique.

Enfin, ce système présente l’inconvénient majeur d’être dépourvu de mode de régulation adéquat, au moins sous la forme d’un pouvoir institutionnalisé et doté d’une autorité effective. A cet égard, nous restons toujours dans l’« état de nature », tel que Hobbes et ses disciples l’avaient imaginé. Certes, l’anarchie qui en résulte peut être compensée par différents mécanismes, tels que l’équilibre des forces ou la coopération internationale. Mais ce ne sont là que des palliatifs dont l’efficacité totale n’est jamais garantie. Le risque d’une explosion du système demeure donc permanent.

C’est à partir de ces caractéristiques qu’on peut essayer d’analyser la crise qui affecte actuellement les relations internationales.

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[L’actualité revisitée] Géopolitiques de l’Internet : souveraineté et réseaux numériques

Article issu de Politique étrangère volume 71, n°3, paru à l’automne 2006, rédigé par Bernard Benhamou (maître de conférences pour la société de l’information à l’Institut d’études politiques de Paris, il a été membre de la délégation française au Sommet mondial pour la société de l’information (SMSI) et Laurent Sorbier (conseiller technique chargé de la société de l’information auprès du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Il est maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et enseigne aux universités Paris I et Paris VIII).

 

Le développement de l’Internet suscite nombre d’interrogations politiques, qui mettent en cause la souveraineté des États ou la liberté des citoyens. C’est le cas de la gestion des noms de domaines, pour l’heure contrôlée par les États-Unis. L’Union européenne tente aujourd’hui de sauvegarder trois principes fondamentaux : l’interopérabilité, l’ouverture et la neutralité de l’Internet, principes de base d’un accord pour une gouvernance du réseau respectant les principes démocratiques.

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Il va sans dire que la maîtrise des technologies a toujours été un terrain où se joue la puissance économique, militaire et politique. Pourtant, il est fréquent de sous-estimer le caractère décisif de cette maîtrise et de mal identifier les technologies en cause ainsi que la manière dont elles s’invitent dans le jeu des puissances en présence. Si la conviction existe que la maîtrise des technologies de l’information – la « suprématie informationnelle » – est aujourd’hui une des figures universelles de la puissance (le lieu commun étant de comparer l’avantage stratégique donné par la « suprématie informationnelle » et la science de l’information warfare (« guerre de l’information ») à celui qui était assuré en d’autres temps aux détenteurs de l’arme atomique), et si l’on perçoit aisément que l’Internet en est le lieu et le levier, rares sont ceux qui s’intéressent à la dynamique propre de ces technologies, à la manière dont elles se déploient dans le champ des nations et des systèmes de régulation internationaux.

À l’heure où l’ensemble des pays font reposer une part croissante de leurs infrastructures économiques, sociales et politiques sur le réseau Internet, il est urgent qu’un plus grand nombre d’acteurs s’intéresse à la manière dont l’ensemble des technologies qui constituent l’Internet structurent, directement ou indirectement, l’évolution de nos sociétés et les relations entre les États.

Depuis la mise en œuvre des systèmes biométriques jusqu’au marquage des objets par des puces intelligentes et communicantes, en passant par les usages liés aux systèmes de géolocalisation ou par le développement de l’e-administration, les systèmes techniques et les normes qui régissent les réseaux ont désormais des répercussions concrètes pour les citoyens et les États. Or les dispositifs de régulation de l’Internet font une place assez limitée aux régulations traditionnelles : de fait, l’Internet a été et reste « administré » en dehors – ou plus exactement à côté – des modèles classiques de régulation nationaux (l’Internet définit un espace « aterritorial », transnational, en apparence décentralisé et ouvert) et se pose en cela comme un laboratoire des nouvelles formes de gouvernance.

Aujourd’hui, ces modèles de régulation – hérités d’une période où l’Internet ne connectait entre eux que des scientifiques et des chercheurs et ne posait de problèmes de souveraineté qu’aux amateurs de science-fiction – atteignent leurs limites. Dans un monde où l’Internet est au carrefour de l’ensemble des activités humaines, les décisions qui orientent son avenir et influent sur ses usages ne peuvent plus reposer uniquement sur les acteurs « techniques » de sa préhistoire.

Ce constat est aujourd’hui assez largement partagé par la communauté internationale. Il a récemment incité les États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU) à organiser le Sommet mondial pour la société de l’information (SMSI). Pour la première fois, un sommet des Nations unies rassemblait les acteurs issus des trois secteurs majeurs de l’Internet (gouvernements, secteur privé et société civile), les spécificités de la gouvernance du « réseau des réseaux » étant ainsi en quelque sorte institutionnalisées.

À l’issue de la première phase, les États membres ont établi une déclaration de principes, premier texte de portée universelle consacrant la nécessité d’une gouvernance « démocratique, multilatérale et transparente ». La définition de la gouvernance retenue lors du sommet (« Par “gouvernance de l’Internet” il faut entendre l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet » – extrait du rapport final du Working Group on Internet Governance) était volontairement large et évolutive, dépassant le cadre de la gestion des infrastructures critiques pour s’étendre aux questions liées à l’architecture de l’Internet. En effet, la question posée lors du sommet était de savoir quels seraient les principes et les valeurs qui prévaudraient pour les réseaux dans les années à venir, ainsi que les modalités qui permettraient d’inscrire ces valeurs dans l’architecture même de l’Internet.

 

POLITIQUE ET ARCHITECTURE DE L’INTERNET

« Code is law… and architecture is politics » (L. Lessig)

Si l’Internet apparaît à ses usagers comme un espace entièrement ouvert et décentralisé, l’analyse de ses structures de gestion révèle que le pouvoir de contrôle de ses infrastructures critiques reste, en réalité, entre les mains d’un acteur unique. Pour des raisons techniques, certaines infrastructures cruciales pour le fonctionnement du réseau restent « historiquement » centralisées et hiérarchiques. C’est en particulier le cas pour le système de gestion de noms de domaines (Domain Name System, DNS). Ce système a été élaboré pour permettre aux usagers de l’Internet d’utiliser des noms de domaines explicites en lieu et place des adresses numériques qui permettent d’identifier les machines connectées au réseau. Ce sont ces machines du DNS qui servent à répondre aux requêtes des utilisateurs qui se connectent à un site web, ou à envoyer un courrier électronique.

Les architectes initiaux de l’Internet ont conçu ce système autour de treize machines, appelées « serveurs racines », qui alimentent plusieurs milliers de serveurs relais sur l’ensemble de la planète. La répartition des serveurs racines s’avère très inégale, puisque dix d’entre eux sont situés aux États-Unis et deux seulement en Europe. C’est le serveur « racine A » qui contrôle la répartition des différents domaines en fonction de leur zone géographique (pour les codes des différents pays, comme la racine « .fr » pour la France ou « .de » pour l’Allemagne), ou encore par secteur d’activité générique (« .com », « .net », « .org », « .aero », etc.). La gestion du DNS correspond donc à la cartographie thématique et fonctionnelle de l’Internet.

Symbole même des situations hybrides auxquelles a donné lieu la gouvernance historique de l’Internet, la gestion du DNS est actuellement assurée par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), société de droit privé californien établie à la demande du gouvernement américain en 1998. Depuis sa création, la « racine A » reste toutefois contrôlée directement par le Département du Commerce des États-Unis. Ce pouvoir de contrôle du DNS est crucial, puisqu’en théorie il permettrait à son détenteur d’« effacer » de la carte de l’Internet les ressources de pays entiers (dans l’hypothèse du retrait de l’un des suffixes du serveur « racine A », tous les sites ayant ce suffixe – comme le « .fr » pour la France – pourraient devenir progressivement inaccessibles).

Esther Dyson, première présidente de l’ICANN, décrit ce pouvoir d’une métaphore éloquente : « Le DNS, c’est comme l’anneau du Seigneur des anneaux, vous ne pouvez faire confiance à quiconque le possède… »

[Les grands textes] L’Algérie ou les faux dilemmes (Jacques Berque, 1956)

Jacques Berque, orientaliste né en Algérie en 1910, est élu au Collège de France en 1956, date à laquelle il publie cet article dans Politique étrangère. Il y esquisse des pistes permettant d’empêcher l’escalade de la guerre d’Algérie qui fait alors rage. Il plaide pour une reconnaissance par la France de la « vocation nationale » de l’Algérie. La France assurerait la phase transitoire permettant d’organiser « les structures propres à sauvegarder la cohabitation et la coopération » de tous les habitants d’Algérie.

 

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La crise algérienne divise là France entre partisans de la violence ou de la négociation. On nous propose de combattre sans nous dire en vue de quoi, ou de traiter sans dire sur quoi. Sans doute, ces incertitudes traduisent-elles une juste émotion. Vous optez pour l’une ou pour l’autre attitude, selon qu’en vous prévaut l’horreur de l’attentat ou celle de la répression. Vous optez aussi entre deux raisons, mais ce ne sont que deux instincts : celui de préserver, sur cette terre algérienne, ce que nous y avons mis de notre être, ou celui d’approuver, dans l’adversaire du moment, l’élan vers cette liberté qui nous tient, en quelque sorte, par obligation de famille. De façon plus calculée, les uns pensent que la force, les autres que la concession sera plus propre à « sauver ce qui peut être sauvé ». Ces attitudes sont toutes deux légitimes. Je ne leur reproche pas d’être contradictoires, de se laisser dominer à l’excès par la tendance ou l’événement. Je ne veux les juger et, partant, décider entre elles que sur l’argument de leur adhérence au réel, donc de leur valeur constructive.

L’Algérie, vue de près, est chose vivante et vivace. Une chose sans commune mesure avec l’expérience coloniale s’y consomme. Une synthèse y est en marche. On ne sait ce qui viendrait s’y substituer si l’ordre français venait à disparaître. Le spectacle de certains autres pays n’est pas, il faut le dire, rassurant à cet égard. Voilà ce que ressentent, d’emblée, le jeune soldat, convié à des risques sans panache ; le fonctionnaire, syndic aliste d’origine, socialiste et antimilitariste de jadis. Ils se laissent, au bout de peu de temps, convertir par Alger à ce qu’ils y constatent : à tout le moins une existence qui a le mérite d’exister. Dans la lutte, un vieil esprit de conquête se réveille. Au mieux, on se dit qu’en toute hypothèse il faut défendre la jeune fille sur le pas des portes, le consommateur des petits bars ; qu’il faut que les trains arrivent et que les écoles fonctionnent. La « présence » de l’Algérie est assez puissante pour former (ou déformer) en quelques mois l’intellectuel métropolitain. Cette « présence » est un fait, qu’une rapide association d’idées identifie à la prépondérance française. Et voilà comment on passe à la répression. On ne cherchera plus qu’à prolonger ce siècle de prépondérance, mais sans savoir vers quoi, ni comment. Et de justes sensations vous mènent à l’absurde. L’un se réclame, paradoxalement,du collège unique qui submergera les non-musulmans ; l’autre promet le rétablissement de la démocratie après la répression. Démocratie dont le premier geste serait d’exiger cette indépendance que vous voulez exclure.

Ce que je trouve sous ces arguties peu convaincantes, c’est un recours à l’élémentaire : instinct de conservation, respectable en soi ; préférence donnée aux faits, même iniques, sur l’inconnu : et sans doute serait-elle valable si elle tablait sur tous les faits à la fois. Chez les insurgés, même recours à l’élémentaire. Le terrorisme n’est pas seulement l’arme de ceux qui manquent d’aviation. Il n’est pas seulement l’accompagnement — hélas combien attendu ! — de toute révolte rustique. II est aussi descente dans les profondeurs : ces môles antiques de cruauté ne sont jamais très loin tains en Afrique du Nord. Ils resteront toujours sous-jacents à la civilisation tant qu’une éducation des masses ne les aura pas définitivement abolis. Le moment n’est pas venu de chercher le responsable. Car les responsabilités remontent très haut dans le temps. Elles tiennent non seulement aux carences du dernier siècle, mais à certains traits, d’une certaine histoire, dans un certain pays. Quoi qu’il en soit, la lutte pour l’émancipation devient guerre sainte. L’avancement, le laïcisme tellement remarquables des Algé riens — leur privilège dans le monde de l’Islam — s’oblitèrent. Leur république combat avec les méthodes des Chouans plus qu’avec celles des Bleus.

C’est que le nationalisme a dû, dans l’exaltation du combat, et aussi du fait des conditions inhérentes au pays, rappeler ses démons. Nous, les nôtres. Ce sont des alliés déformants. Entre la revendication politique et le ressentiment barbare qui la soutient, entre le droit français et la violence qui le protège, personne plus, au fond, ne distingue. Le primitivisme l’emporte. De part et d’autre, le recours à ces «démons», dont parlait Dostoïewski, ensanglante et déshonore le débat.

De ces excès rivaux, l’horreur est si forte que vous ne pouvez en détourner votre regard. Personne, ou presque personne, dans l’opinion, n’ose affronter ensemble les deux réalités. Celui qui dénonce, justement, des excès policiers oublie de parler des explosions d’un dimanche après-midi. Et vice versa. Chaque camp fait circuler, en France comme à l’étranger, ces photographies que nous dirions sadiques si elles ne reflétaient une trop concrète réalité. Une vague de sentiment submerge l’option réfléchie. Elle vous entraîne aux dilemmes mortels : tuer ou partir, exterminer ou être exterminé, dompter sauvagement ou perdre l’Algérie. Lorsque l’on en arrive à ces dilemmes, il n’y a plus de solution escomptable. Un flot animal submerge non seulement les combattants de la base, mais, corrélativement, suscite, chez les dirigeants, une lutte de traquenards, de coups de tête, d’invectives.

Je ne renvoie pas les adversaires dos à dos. Ce serait prétention inhumaine, honteuse. Il ne peut y avoir, dans cette guerre, d’ « au-dessus la mêlée ». J’ai, comme tout autre, mon choix, qui m’engage. Mais ne pouvons-nous surmonter la passion ? Ne pouvons-nous revendiquer les droits de l’analyse ? Sauvons-nous un instant de ce bain dans l’élémentaire, de ce bain de sang et de boue, pour essayer de voir clair.

A bien examiner ce siècle — et plus — de construction franco-algérienne, on s’avise que la personnalité de ce pays était depuis longtemps entrée dans les mœurs. Seulement, cette reconnaissance ne valait que pour une classe de « prépondérants », composée surtout d’Européens d’origine et de leurs associés musulmans. L’idée d’une synthèse en cours, d’une entité en marche, a plus ou moins consciemment dominé toutes les évolutions depuis au moins un demi-siècle. Certes, on n’en tirait pas les conséquences : assimilation, par exemple, bien qu’on s’en réclamât. Et encore moins l’idée d’une émancipation fût-elle lointaine.

Mais, d’après le statut lui-même, le seul jeu des promotions sociales devait, à brève ou longue échéance, faire passer dans le « premier collège », de citoyenneté plénière, tout le contenu du « second collège ». Cette perspective, encore que rarement envisagée de front, ressort impérieusement des textes. Ce qui se profilait au terme, c’était une « collectivité », métropolitaine certes, mais dominée de plus en plus par des éléments d’origine arabe ou berbère. On ne sait si le législateur avait dans l’esprit une telle échéance : elle découle en tout cas de son texte et l’on pourrait même, avec le secours de la démographie et de la statistique, lui fixer un terme approximatif.

En somme, bien que le législateur et, mieux encore, l’instinct français eussent impérieusement tenu à préserver, sur le plan gouvernemental, l’initiative métropolitaine, ils avaient reconnu ce particularisme du pays ; et si, dans le dernier stade, ce particularisme sauvegardait, par des mécanismes fort complexes, la prédominance de l’élément français d’origine, ou présumé assimilable, il laissait prévoir à terme que celui-ci serait tôt ou tard submergé par l’évolution. L’Algérie passerait alors — à bien regarder les choses — sous une gestion à prépondérance musulmane.

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[Revue des livres] La politique internationale de la Chine : entre intégration et volonté de puissance

Article issu de Politique Etrangère volume 75, n°4, paru le 7 janvier 2011, portant sur l’ouvrage La politique internationale de la Chine : entre intégration et volonté de puissance, de Jean-Pierre Cabestan (Presse de Sciences Po, 2010, 464 pages). L’article qui suit a été rédigé par John Seaman, assistant de recherche à l’Ifri.

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Jean-Pierre Cabestan propose ici une réflexion de qualité sur un sujet trop souvent traité de manière polémique, ou dominé par des analyses anglo-saxonnes ou américaines.

L’étude cherche à comprendre avant tout dans quelle mesure les transformations, notamment économiques et sociales, de la Chine ces dernières décennies déterminent la politique étrangère et de sécurité du pays. Trois questions principales orientent cette réflexion : pourquoi la Chine a-t-elle modifié sa politique internationale, à quel degré, et jusqu’à quel point cette politique est-elle cohérente ? L’analyse retrace d’abord l’évolution de la politique étrangère et de sécurité chinoise depuis le lendemain de Tiananmen en 1989, examinant les lignes de force actuelles de cette politique, entrouvrant légèrement la boîte noire des principaux acteurs de la décision en Chine. Dans un deuxième temps, l’auteur étudie concrètement les relations entre la Chine et ses principaux partenaires, en premier lieu les États-Unis. Bien que l’entreprise dépasse sans doute les limites d’un seul ouvrage, les problématiques principales sont présentes et bien analysées.

Un des points forts de l’analyse est le débat interne autour de la politique étrangère en Chine. L’auteur expose à plusieurs reprises la diversité des points de vue chinois les plus influents. Les grands débats portent en réalité sur la transformation de la politique étrangère chinoise depuis la fin des années 1990. L ’approche visant à l’émergence d’un monde multipolaire et plaçant la Chine en position d’antithèse de la puissance américaine est progressivement reléguée au second plan. Non sans débat, les dirigeants du pays finissent par juger la stratégie d’opposition frontale avec les États-Unis contre-productive. En 1999, la Chine s’est ainsi engagée dans un vif débat, en apparence ouvert, autour de sa stratégie internationale, impliquant à la fois les principaux décideurs et les centres de recherche en matière de politique étrangère et de sécurité. Cet échange favorisait, en 2000-2001, l’émergence de nouvelles orientations visant à adoucir les tensions avec les principaux partenaires de la Chine et à mieux intégrer le pays dans le système international. La nouvelle approche mettait en avant le multilatéralisme et une stratégie plus indirecte à l’encontre de la puissance américaine et pour la défense des intérêts essentiels de la Chine. Mais le débat s’est poursuivi tout au long de la décennie, comptant parmi ses victimes la stratégie d’« ascension pacifique », laissant place à une diplomatie de bon voisinage, à la notion d’« harmonie » et à la mise en valeur du soft power chinois.

L ’auteur atteste cependant que la transformation entreprise à partir de 2000-2001 n’est qu’un changement tactique, qui vise avant tout à apaiser les critiques de l’étranger et à permettre l’approfondissement de l’influence internationale de la Chine. Le régime demeure fondamentalement inchangé et sa stratégie de moyen terme (2040-2050) reste, selon l’auteur, le rétablissement du pays non pas comme une mais comme la grande puissance mondiale. La « grande duplicité » de la politique internationale chinoise n’est pas tenable à terme, et l’auteur annonce des relations plus tendues, voire conflictuelles, entre la Chine et le reste du monde dans les années à venir.

 

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