Article issu de Politique Etrangère volume 75, n°1, paru au printemps 2010, portant sur l’ouvrage Le Mystère de Gaulle, Son choix pour l’Algérie, de Benjamin Stora (Paris, Robert Laffont, 2009, 270 pages). L’article qui suit a été rédigé par Pierre Vermeren, Maître de conférences en histoire du Maghreb contemporain à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne.

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Après une décennie consacrée aux exactions policières, militaires et judiciaires de la guerre d’Algérie, Le Mystère de Gaulle signe un retour à l’histoire politique du conflit. La riche bibliographie écarte la nouvelle école historique pour se focaliser sur les analyses politiques du conflit, et sur une impressionnante série de témoignages, qui constituent les archives primaires de l’ouvrage. L’auteur, passionné par la politique, n’a jamais quitté ce terrain de prédilection, comme en témoignent les sujets de thèses de ses doctorats. Mais dans ses travaux personnels, il s’était jusqu’alors consacré à deux axes particuliers, la constitution et le devenir du nationalisme algérien, et l’héritage mémoriel de la guerre d’Algérie.

Benjamin Stora s’attaque ici à l’acteur central, côté français, de la guerre d’Algérie, l’homme qui a suscité autant de haine que de vénération dans sa conduite du désengagement français : de Gaulle. Revenu au pouvoir du fait de cette guerre interminable, porté à la présidence de la République pour sauvegarder l’Algérie française, il devient l’acteur central de sa décolonisation. Dans cet essai court mais dense, l’auteur ne cache pas son admiration pour l’orfèvre d’une brillante stratégie politique, et pour sa qualité de tacticien hors pair. Du militaire au politique, la différence n’est ici pas de nature.

De la part d’un historien qui a vécu à 12 ans l’exode « pied-noir » de l’été 1962, avant de se lancer avec fougue dans l’aventure du trotskisme révolutionnaire, puis d’entrer dans la carrière universitaire sur les pas de Charles Robert Ageron, l’hommage n’est pas mince ! À la lecture de l’ouvrage, cette contradiction apparente s’éclaircit quand l’auteur, fidèle à ses écrits sur Messali Hadj et Ferhat Abbas, place la complexité humaine et l’expérience du Grand Homme au coeur de l’Histoire. Ici s’éclaire le discret hommage à la deuxième gauche, et les critiques des adeptes de l’histoire des masses, qu’ils soient marxistes ou nationaux/tiers-mondistes. Pour B. Stora, ce n’est pas une ruse de l’Histoire qui fait de l’homme du 13 mai l’acteur de la séparation d’avec l’Algérie, mais son intelligence des rapports de force, et son sens de l’Histoire. Le Grand Homme (même si l’auteur n’emploie pas cette expression) voit manifestement plus loin et plus vite que ses contemporains.

Cette réhabilitation du politique, à travers le volontarisme d’un homme et sa capacité d’entraînement, situe son auteur dans la première des deux écoles de l’histoire coloniale définies par Daniel Rivet en 1992 : l’une privilégie les hommes et leurs actes, quand la seconde s’intéresse aux structures et aux masses. Cet ouvrage apparaît à cet égard comme le point de fuite dans l’oeuvre de l’historien. Après avoir exploré les « tenants » nationalistes de cette guerre, et ses « aboutissants » mémoriels, il nous ramène au coeur du conflit qui a focalisé durant trois décennies son travail universitaire d’élucidation.

Le livre est construit comme une dramaturgie centrée autour de l’allocution télévisée du 16 septembre 1959. B. Stora, à la suite de l’oublié Ferhat Abbas, fait de cette date le « tournant historique » de la guerre d’Algérie, même si les évènements dramatiques de la fin du conflit l’ont occultée. Avant ce discours, le conflit algérien est dans l’impasse politique : l’État français lutte avec toute sa puissance pour garder « l’Algérie française », contre des « rebelles » tout aussi résolus, que quatre années de guerre ont dotés d’une puissante infrastructure politico-militaire. À partir du 16 septembre 1959, la promesse faite d’une autodétermination du peuple algérien entraîne le conflit vers une résolution inexorable (mais non moins douloureuse). Autrement dit, les accords d’Évian et le référendum sur l’indépendance sont en germe dans cette fameuse journée, quoi qu’on en ait dit, ou qu’on ait voulu occulter.

Le 16 septembre 1959, le plan Challe de destruction des maquis de l’intérieur de l’Armée de libération nationale (ALN) par l’armée française bat son plein. Il en va de même pour le plan de Constantine d’industrialisation et de francisation des 12 départements d’Algérie. Une guerre à outrance et par tous les moyens. Pourtant, ce jour-là, la politique prend subrepticement l’ascendant sur le militaire. Elle devient « la guerre par d’autres moyens », pour pasticher Clausewitz, et c’est un tournant sans retour. Reste pour l’historien à comprendre la genèse intellectuelle et politique de ce discours-programme, puis la manière dont il fut perçu par les acteurs, prémisses à l’emballement d’histoires parallèles jusqu’à l’été 1962 : division du camp français et fuite en avant des ultras de l’Algérie française, versus rapprochement entre l’État français et ses adversaires du Front de libération nationale (FLN).

Dans la théâtralisation de cette journée, l’auteur emprunte la voie tracée par Georges Duby dans Le Dimanche de Bouvines (1973), pratique peu courante en histoire du monde contemporain. Cette optique suppose un souci de précision extrême dans la description des lieux de l’intrigue, du déroulé chronologique, et des personnages. Si cette manière d’écrire l’histoire peut dérouter, elle est pourtant facilitée, en histoire du XXe siècle, par la masse des témoignages et la précision des récits d’acteurs dont certains sont encore en vie. Cette mise en scène, qui peut apparaître comme une concession éditoriale à l’air du temps, est aussi une mise en situation qui fait éclater les frontières entre types d’histoire et de récit historique. Or histoire culturelle, histoire politique et histoire militaire ne sont pas des histoires parallèles. Toutes sont intriquées les unes dans les autres. Mais à l’heure où la spécialisation segmente les savoirs, cette mise en mots de la complexité du réel a tout son intérêt.

Le 16 septembre 1959, quand de Gaulle prononce son allocution, la France franchit un cap dans la diffusion des technologies médiatiques et leur usage politique. Il fait chaud dans tout le pays, en cette fin d’été caniculaire, et les vacances scolaires ne sont pas terminées. Les jeunes militaires du contingent écoutent le discours dans les casemates, en même temps que le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à Tunis, dans la villa de son président F. Abbas. Les Algérois font de même dans les cafés de Belcourt ou de la Kasbah, ainsi que les officiers de l’état-major au siège du QG à Alger, et les Parisiens rentrés du travail. L’auteur souligne le tournant modernisateur de 1959, quitte à forcer le trait, superposant les émergences de l’automobile pour tous, du rock n’roll, de la banlieue des cités HLM, et d’un nouvel âge politique.

L’architecture du livre, divisé en sept chapitres, est donc centrée autour du 16 septembre 1959. La première partie est consacrée à cette date clé, jour de l’enregistrement du discours, et de sa diffusion radiotélévisée, en France et en Algérie. Le discours, parmi d’autres documents, figure de manière précieuse en annexe, aux côtés d’utiles biographies des acteurs français et algériens, et d’une chronologie du conflit. Par un savant retour en arrière, trois chapitres présentent les éléments de contexte (notamment cette fameuse année 1959) et la genèse du discours. D’après l’historien, la compilation des confidences et des témoignages laisse peu de doute sur la maturation de la pensée du général au cours de l’année 1958-1959.

Tout indique eneffet qu’en dépit de son extrême prudence tactique, imposée par le danger objectif de la situation (500 000 soldats armés en opération au coeur de la République), de Gaulle se convainc assez rapidement que l’Algérie est inassimilable à la France, sauf à changer sa nature, ce qu’il ne désire pas. Au passage, l’ouvrage constitue une contribution bien involontaire, mais néanmoins effective, au débat en cours sur l’identité nationale… : où l’on voit la permanence, undemi-siècle plus tard, de certains débats et de réactions face à la nation, à la République, à l’islam et aux musulmans.

Les trois derniers chapitres sont consacrés aux réactions suscitées par le discours, dans le camp français et dans le camp algérien, puis à son impact sur le cours des choses, réorienté par cet acte fondateur de l’autodétermination algérienne. Mais pendant qu’un monde colonial semeurt à Alger, une autre Algérie s’édifie à Tunis autour du GPRA, ainsi qu’une nouvelle France en métropole, gonflée par une puissante poussée de sève démographique.

Ici émerge la figure de l’historien acteur. Baby-boomer d’après-guerre, âgé de 18 ans en 1968, il contribue aux évènements qu’il voit se lever en 1959, et plus encore durant les années 1960. Il prend d’ailleurs soin de distinguer le de Gaulle visionnaire de la fin du « moment colonial », et de la nécessaire reconversion de la France dans l’Europe et les nouvelles technologies, du de Gaulle « conservateur » de 1968, qu’il combat avec la jeunesse étudiante du mois de mai.

En ce début de XXIe siècle, au moment où la France change une nouvelle fois d’époque, la génération du baby-boom arrivant au terme de sa mission historique, il n’est pas inintéressant de lire, sous la plume d’un de ses intellectuels, qu’elle voit dans la résolution du conflit algérien un moment fondateur de son histoire. Débarrassée de l’Empire, de sa « mission civilisatrice » et de la guerre (après 23 ans de conflits ininterrompus), la nouvelle génération allait s’adonner à de nouvelles utopies, à de nouvelles luttes, et au plaisir de sa liberté collective retrouvée. Ainsi B. Stora romptil moins qu’il n’y paraît avec ses précédents ouvrages biographiques, leur donnant au contraire un nouvel éclairage. « Toute histoire est une histoire contemporaine », a écrit Antonio Gramsci.

Un autre point fort de ce livre est sa capacité à mener de front l’analyse du « camp français », en particulier de ses instances politiques et militaires, et les réactions du « camp algérien », dont l’auteur est le meilleur spécialiste français. Car l’historiographie coloniale à la française présente bien souvent un défaut d’hémiplégie, consacrant à tel ou tel acteur (colonial/ colonisé), à tel ou tel camp (nationaliste/indépendantiste), l’essentiel de son effort. Ici, l’auteur porte son regard sur les deux camps et leurs démembrements (FLN/Mouvement national algérien [MNA]/harkis/ civils/émigrés versus métropole/Algérie/ militaires/libéraux/activistes), et même s’il privilégie la geste gaullienne et ses fondements, il passe en revue la gamme des attentes et des réactions du camp algérien.

Or la réponse, mûrement pesée, de ce camp méditerranéen ragaillardi va dans la direction où de Gaulle voulait la conduire. C’est dans le camp français, comme il le redoutait, que le tournant politique suscite des tensions, et bientôt une véritable guerre fratricide entre réalistes et jusqu’auboutistes. S’engage ainsi l’acte final d’une guerre que les Français allaient tenter définitivement d’oublier… avec le succès que l’on sait.