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L’article « Après l’Europe ? » a été écrit par Dominique David, alors professeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et chargé de mission auprès du directeur de l’Ifri, dans le numéro 1/1994 de Politique étrangère.

Cela s’est, en réalité, su assez vite : nous avons changé de monde. Sommes-nous sûrs d’être entrés pour autant dans un monde nouveau, unique ? L’Europe a changé, voilà cinq ans, de soubassement pour la première fois depuis la glaciation de la guerre froide. Mais plusieurs mutations se sont succédé depuis 1989. Peut-être entrons-nous dans une autre ère, dépassant déjà ce que nous pensions être notre avenir. L’architecture nouvelle de l’Europe, nous l’avions, Français, imaginée à partir de deux idées : les problèmes européens seraient de plus en plus renvoyés aux Européens eux- mêmes ; et ils seraient résolus par un montage complexe d’institutions, à dominante européenne. Ainsi dessinait-on la carte d’une Europe à la fois diverse et unitaire, se définissant enfin elle-même. L’année 1993 a fait voler en éclats cette architecture avant même qu’elle ne sorte de terre.

L’énigme russe

Les résultats des élections du 12 décembre 1993 nous contraignent à regarder de face une Russie surtout traitée jusqu’ici à coup d’espoirs ou de recettes. Ce que nous savons de l’avenir russe tient en peu de mots. A court terme, il n’y a que très peu de chances que le plus vaste pays du monde se stabilise politiquement et entreprenne son redressement selon nos propres normes. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le président russe est gravement affaibli. Il n’est pas sûr dès lors que la constitution semi-autoritaire mise en place puisse fonctionner efficacement. Les alliances politiques sont mal imaginables dans un pays qui découvre les délices et les poisons du multipartisme ; les projets ne sont donc pas identifiables et les scénarios ne peuvent être dessinés qu’à très court terme. Retour à la période précédente donc, l’incertitude croissant.

Quelles que soient les évolutions du pouvoir de l’État russe, on peut miser sur un durcissement de sa politique étrangère. L’interrogation porte sur le degré et les formes de ce durcissement, non sur le fait. Les résultats des élections peuvent être diversement justifiés, mais ils témoignent du rejet massif — quelles que soient ses expressions — d’un modèle de transition brusque, étroitement lié à une diplomatie plus ou moins alignée sur un Occident représenté par Washington. Les choix de l’armée en faveur d’un État fort se sont clairement exprimés ; ses responsables savent désormais, intégrant cette donnée, quel discours tenir aux politiques. Un refroidissement des relations avec l’Ouest pourrait aussi permettre de freiner le processus de désarmement, mal vu par tous les ensembles militaires du monde et, au premier chef, par l’armée russe. Enfin, la déliquescence de nombre d’anciens membres de l’URSS — qu’on pense à la Géorgie, à l’Ukraine, au Tadjikistan — produit un appel d’air, un appel de puissance, ou d’autorité, qu’aujourd’hui la Russie n’est pas loin de penser pouvoir remplir.

Ceci pourrait avoir au moins deux conséquences. Le système politique russe va demeurer, pour un temps inconnu, imprévisible. C’est dire que nous ne pouvons intégrer ses choix dans nos propres prévisions. Le refroidissement est ainsi une tendance, pas une politique précise, ni une stratégie de long terme. La situation que nous redoutions depuis plusieurs années se confirme donc : Moscou ne peut être considérée, pour les années qui viennent, comme un élément positif de recomposition des espaces européens. Au mieux nous aurons droit à un certain nombre d’à-coups diplomatiques, au pire à un désordre croissant : dans tous les cas à l’inconnu.

Cet inconnu nous concerne, mais il touche surtout les relations entre la Russie et les anciens membres de l’URSS d’une part, de l’autre entre la Russie et les pays d’Europe centrale et orientale. Pour la première de ces relations, la remise sur pied d’un ensemble d’influence plus large que la stricte Russie actuelle apparaît à peu près inévitable, au vu de l’histoire de notre continent. La question est de savoir si cette reconstitution se fera selon une anarchie contagieuse, par une imposition autoritaire, ou avec le consentement d’États souverains choisissant de lier leurs destins. L’instabilité russe est sans doute moins grave, en dépit des apparences, en ce qui concerne les rapports de Moscou avec les pays du centre et de l’est de l’Europe : simplement parce que l’appareil politico-militaire russe ne dispose plus des moyens, le voudrait- il, de reconstituer une aire d’influence structurée en Centre-Europe. Mais les clameurs nationalistes de Moscou ont néanmoins des effets psychologiques, donc politiques, déplorables pour toutes les capitales anciennement vassales qui s’imaginent à nouveau proches d’une force d’empire renaissante.

Le naufrage yougoslave

Autre cruelle école de l’année 1993 : la Yougoslavie. Nous sommes loin de pouvoir en tirer tous les enseignements, mais quelques constats s’imposent déjà. Nous avons, depuis quelques années, été près de succomber à un mirage de stabilité et de sécurité collectives, panachage d’un peu de nucléaire, d’un peu d’Amérique, et de beaucoup de juridisme et d’idéologie démocratique. Nous savons maintenant que ni l’affirmation des droits, ni l’idéologie démocratique ne permettront de gérer tous les problèmes européens et que certains conflits déboucheront sans doute sur l’usage de la contrainte armée. Le dire n’est évidemment pas bénir la guerre, ni mettre sur le même plan agresseurs et victimes : en échappant au règne nucléaire, certains espaces d’Europe retournent simplement à une logique néo-clausewitzienne, celle où la force est chargée de trancher les impasses politiques. Ce constat s’impose aussi à nous. Nos discours ne suffiront pas à faire taire les armes des autres, comme on l’a vu très clairement en Bosnie. Nous nous trouverons peut-être demain dans une position où nous devrons utiliser les armes, si cela s’avère nécessaire à la fois pour nous et pour les autres. Or aucun cadre collectif, international ne dispose d’une légitimité suffisante pour encadrer l’usage de cette force.

Nous savons aussi, désormais, qu’il y a en Europe un problème d’État. La récupération de leur souveraineté par des acteurs hier dominés par l’Union soviétique crée non un système d’États cohérents, comparables, pouvant coopérer, mais une juxtaposition d’entités, de formes, de conceptions, de légitimités très différentes. Bref, à la multiplication des États en Europe correspond une profonde crise. Ce qui prévaut en Centre-Europe et dans la plupart des espaces de notre continent, c’est la conception de l’État communautaire : la communauté érigée en unique médiation au politique et s’appropriant la forme étatique. Pour nous, c’est l’État politique qui est créateur de citoyenneté donc de communauté, mais la plupart des Européens pensent l’inverse — à l’exception de l’ensemble ouest-européen à peu près solidaire désormais d’une conception commune, et sans doute aussi de l’espace russe organisé traditionnellement autour de l’idée d’empire.

Or ces États de conception communautaire sont par définition des systèmes de clôture, des ensembles fermés : en témoigne la scission tchécoslovaque qui réinstalle les postes-frontières au moment où Prague et Bratislava souhaitent entrer dans une Union européenne qui les supprime. Pourtant, seules l’ouverture, la transparence, la libre circulation peuvent rendre viables des découpages politiques artificiels hérités de tous les malheurs du siècle. Le génie de la CSCE fut en son temps de démontrer que l’Europe pouvait vivre « ensemble », dans des frontières non modifiées si ces dernières s’ouvraient. Ce qui se passe aujourd’hui en Europe, et en particulier dans l’ancienne Yougoslavie, est l’exact contraire de ce que nous avons voulu tout au long des années 1970. Hier l’oppression étatique forçait à développer une libre circulation entre les sociétés, aujourd’hui la liberté des États s’assimile à un système de serrures, serrures rendant difficilement viables la plupart de ces États. Le drame yougoslave nous réintroduit donc dans la problématique classique des rapports de forces, et nous démontre aussi la profonde crise d’une idée d’État que nous avons depuis des décennies érigée en référence universelle.

Les institutions collectives ont ici aussi crûment démontré leur inadaptation. La Communauté européenne, non pas parce qu’elle n’a rien fait mais parce que son efficacité n’a pas été à la hauteur des attentes de l’ensemble des acteurs. La CSCE, parce qu’elle est faite pour organiser la paix plus que pour interdire ou freiner la guerre et qu’elle est engagée depuis 1990 dans une très complexe transition : multiplication des membres, institutionnalisation, etc. L’OTAN, qui a clairement prouvé qu’elle était un réservoir de forces et de savoir-faire, et non un lieu de décision politique. La grandeur de l’Alliance c’est, comme il est normal, le vouloir politique américain. Quand les États-Unis bloquent, l’Alliance est bloquée ; si les États-Unis avancent, l’OTAN avance comme un instrument activé par Washington : rien d’autre. Quant à l’ONU, sa légitimité s’est renforcée ces dernières années, mais pas assez pour qu’elle ait une autonomie, même limitée, de décision et d’action par rapport aux États qui la composent, aux cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, et particulièrement par rapport aux États-Unis.

Les déceptions de l’Union

Aux cahots du continent, les Douze ont voulu opposer un processus d’unification accélérée. Maastricht, nom en passe de devenir mythique, recouvre en fait deux réalités. Tout d’abord des engagements politiques et institutionnels qui, même difficiles à mettre en place, seront sans doute à terme appliqués : concertation diplomatique accrue, modes de prise de décision, avancée vers la monnaie unique. A cet égard on aurait tort d’enterrer trop vite les décisions concrètes du texte. Au delà, le traité de Maastricht met en scène autre chose : une dynamique politique, une rencontre de volontés et d’espoirs censés faire prendre en charge par les peuples la construction européenne, créer un rythme proprement politique pouvant bousculer les raideurs techniques. Cette dynamique politique, cette fonction de représentation, ont largement échoué — quelle que soit l’explication retenue : le médiocre enthousiasme de la ratification, le choc monétaire, la défiance complaisamment entretenue sur les organes communautaires, la honte rampante de l’impuissance yougoslave…

Pire : il n’est pas sûr que deux acquis essentiels de la construction ouest- européenne revue par Maastricht ne puissent être mis à mal dans un avenir proche : l’identification de l’objectif même de cette construction, et les procédures de fonctionnement de l’Union. L’objectif stratégique de Maastricht : faire de l’Europe de l’Ouest un acteur politique cohérent sur la scène internationale, donc un acteur disposant de privilèges (monétaires, diplomatiques, à terme militaires) annonçant une souveraineté, ou au moins une identité, cet objectif survivra-t-il à l’élargissement déjà décidé aux pays — dont plusieurs « neutres » — de l’AELE ? Certes, le Conseil d’Édimbourg a proclamé que toute adhésion supposait le respect de l’ensemble des exigences de Maastricht (et donc aussi de la politique étrangère et de sécurité commune). Il n’empêche : comment fera-t-on accepter aux nouveaux des options que certains membres actuels écartent — la Grande-Bretagne, membre lourd de l’Union, qui donne aux refus et exceptions toute leur légitimité, le Danemark qui prouve qu’un petit pays peut détraquer l’ensemble du processus ?

En deçà du débat à venir sur la finalité de l’Union (c’est d’une insertion économique beaucoup plus que d’une construction politique, que rêvent la plupart des candidats), se pose la question du fonctionnement d’une Union comptant un nombre croissant de membres. Le fonctionnement des institutions de l’Union, fort complexe à Douze, risque de se bloquer dans l’élargissement à Seize, blocage qui encouragerait la tendance déjà forte à la multi-étatisation du processus de décision (le retour au strict « intergouvernemental »). Une multi-étatisation promettant d’autant plus d’impuissance que les membres de l’Union sont plus nombreux. Ceux qui plaident aujourd’hui simultanément pour l’élargissement rapide de l’Union et pour le strict retour aux pouvoirs des États dans la décision européenne, savent bien qu’ils jouent des deux faces d’une même monnaie, qui garantit dans la plupart des cas l’incapacité du collectif européen. Non que la décision des États soit illégitime ou doive disparaître. Mais la collectivité européenne a précisément été créée autour de deux objectifs : empêcher que les relations entre ses membres soient de simples relations d’États sur la scène internationale, conduisant aux conflits classiques de notre histoire ; parer à l’impuissance des États moyens d’Europe pris séparément, en des circonstances de plus en plus nombreuses. Double logique qui explique que l’Union européenne n’a pas de sens si elle se contente d’être un forum de discussion et de coopération des instances étatiques. […]

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