Cet article a été publié pour la première fois dans Politique étrangère n° 6/1960, avant d’être republié dans le numéro du 70e anniversaire de la revue (n° 4/2006).

Bernard Brodie (1909-1978) est professeur à Yale, puis chercheur à la RAND Corporation (1951-1966). Surnommé « le Clausewitz américain », ce penseur majeur des stratégies nucléaires publie dès 1946 The Absolute Weapon, Atomic Power and World Order, première réflexion globale sur l’atome et sa place dans les stratégies des acteurs internationaux. Il étendra par la suite ses réflexions aux stratégies aériennes. En 1960, quatre des cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies possèdent la bombe atomique et la guerre froide menace de dégénérer en « vraie » guerre.

Nouveauté de la situation stratégique actuelle
Il y a quelques années, les États-Unis prirent, sans même s’en apercevoir, une décision qui excluait la guerre préventive, du moins la politique de la guerre préventive. Cette décision fut prise sans que la question ait été véritablement discutée, en raison de l’unanimité qui régnait aux États-Unis contre l’éventualité d’une telle guerre.
Cette décision des États-Unis impliquait, inévitablement, un engagement des États-Unis en ce qui concerne la stratégie de la dissuasion ; car, de deux choses l’une, ou bien vous envisagez dans une guerre que vous frappez le premier, c’est-à-dire que vous considérez l’éventualité d’une guerre préventive, ou bien vous devez faire en sorte, en le menaçant d’une riposte massive, que l’ennemi ne puisse vous frapper le premier, ce qui est la politique de dissuasion.
La situation militaire moderne diffère de la situation antérieure par le fait que les instruments de l’offensive sont essentiellement différents des instruments de la défensive. Si l’on se souvient de ce qui s’est passé en 1914, on constate qu’alors les forces françaises et le petit contingent britannique qui les appuyait se sont regroupés après la première bataille pour affronter l’offensive allemande qui descendait du nord ; dans ce cas, les forces qui servaient à la défensive étaient les mêmes que celles qui servaient à l’offensive.
Les militaires, on le sait, ont toujours attribué une importance considérable à l’initiative et cependant, aujourd’hui, l’initiative n’est pas admise dans la stratégie à laquelle s’attachent les États-Unis.
Les éléments de la stratégie de la dissuasion sont difficiles à apprécier et difficiles à mettre en œuvre. Ils ne correspondent pas en effet aux idées traditionnellement admises et auxquelles tiennent les spécialistes militaires. Ceux-ci essaient de compenser leur insatisfaction de la nouvelle situation et des conceptions qu’elle impose par des notions telles que celle de « guerre préemptive », qui est une espèce de compromis entre le refus de l’initiative et l’acceptation de l’initiative dans certaines circonstances. La guerre préemptive est définie comme étant l’initiative prise par l’une des parties lorsque l’autre est sur le point de prendre cette initiative ; c’est une espèce de compromis théorique entre la riposte et le premier coup.
Les militaires ont aussi tendance à attribuer une très grande importance à l’avertissement qui peut être donné d’une attaque ennemie.
Il ne faut pas oublier que, lorsqu’on parle de dissuasion aux États-Unis, on envisage trois sortes de dissuasions :
1) la dissuasion d’une attaque directe et, par conséquent, d’une attaque nucléaire contre le territoire des États-Unis ;
2) la dissuasion d’une attaque nucléaire contre les alliés des États-Unis ;
3) la dissuasion d’attaques mineures, non nucléaires, contre les alliés des États-Unis ou quelque part ailleurs dans le monde.
Cela signifie d’une part que les États-Unis doivent avoir la possibilité — à la fois la volonté et les moyens — de frapper les premiers, car c’est ce qui est impliqué dans l’idée de riposte massive contre une attaque visant les alliés des États-Unis.
Cela augmente plutôt que cela ne diminue les exigences de cette stratégie de dissuasion, car cela implique que les États-Unis possèdent des armes qui leur permettent de frapper le premier coup et qui ne constituent pas des objectifs vulnérables à une attaque ennemie.
Cela veut dire aussi que les États-Unis doivent disposer d’une force de frappe — (et là le terme est exact) — à la fois puissante, sûre et invulnérable. La sécurité de celle-ci doit dépendre le moins possible de l’avertissement.
Pour que cette stratégie soit efficace et soit prise au sérieux, elle suppose également un réel effort dans le domaine de la défense civile.
Le terme de dissuasion, tel que nous l’employons aujourd’hui, a un sens extrêmement précis, et cependant, en même temps, la dissuasion a été une politique pratiquée tout au long de l’histoire, depuis que la diplomatie joue un rôle dans les relations entre États. Car il a toujours été vrai, dans le passé, qu’une nation qui s’efforçait d’en dissuader une autre de faire quelque chose à ses dépens pouvait voir cet effort de dissuasion réussir mais pouvait également le voir échouer. Mais, dans le passé, même les échecs d’une telle politique de dissuasion contribuaient à renforcer la valeur de la dissuasion parce que de tels échecs démontraient la volonté d’une nation d’aller jusqu’à la guerre pour empêcher la réalisation de certains buts qu’elle n’acceptait pas.
Ce qu’il y a de nouveau dans la situation d’aujourd’hui, c’est que la dissuasion, actuellement, ne peut se prêter à des actions répétées. Nous avons besoin de réussir indéfiniment et absolument. Il est donc nécessaire, pour que ce but soit atteint, que nous maintenions un état constant d’alerte, beaucoup d’attention et des dépenses importantes.

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