logo Ina GlobalInaGlobal propose une longue recension du numéro 2/2012 de Politique étrangère et de son dossier « Internet, outil de puissance ».

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Internet connecte aujourd’hui plus de 2 milliards d’utilisateurs dans le monde. Nouvel espace d’échange et de communication, c’est aussi, d’après les éditorialistes de la revue Politique Étrangère, « un facteur de constitution de puissance » autant qu’un « outil d’affirmation internationale de la puissance ». Mais dans quelle perspective nous plaçons-nous, et de quelle puissance parle-t-on ? Internet est-il un nouveau canal d’expression d’un soft power traditionnel s’exerçant d’État à État ? Ou serait-ce plutôt un outil d’influence des États sur les populations (et vice versa)?

Ces questions là, en réalité, ne sont abordées qu’à la marge par les auteurs de la revue. Internet est avant tout travaillé ici comme un système réticulaire qui échappe de manière problématique au contrôle traditionnel des États. La série d’article proposée est dominées par trois grands sujets : la gouvernance d’Internet (rapportée à des aspects très précis de technologie et de jeu d’acteurs), ses effets sur les jeux politiques russe et chinois, et le rôle du virtuel dans les conflits réels. Un article de Bertrand de La Chapelle, directeur de programme à l’Académie diplomatique internationale, interroge la souveraineté problématique de la toile : à qui appartient Internet, quel contrôle y exercer, et par qui ? Cette réflexion est prolongée notamment par les articles de Julien Nocetti (chercheur à l’IFRI) et Séverine Arsène (docteur en sciences politiques) sur les conceptions, usages et moyens de contrôle d’Internet en Russie et en Chine. Enfin, l’impact d’Internet sur les conflits et la potentialité d’une cyberguerre est analysé par Michel Baud, officier et chercheur à l’IFRI.

Gouverner Internet

Internet, système réticulaire par excellence, se déploie dans un espace international réglé par un même langage informatique codé que ne perturbe presque aucune barrière. Le cyberespace est un espace public, qui se trouve en même temps être un espace privé, car occupé et mis à disposition par des acteurs économiques. Il permet l’émergence de groupes sociaux composés en communautés réticulaires transfrontalières, qui échappent à la logique territoriale qui a prévalu jusqu’alors, celle du quartier, de la ville, et bien sûr des États. Ce « réseau techniquement sans frontière » entre donc en tension avec un « système international westphalien reposant sur la souveraineté d’États-Nations à la juridiction géographiquement définie », débouchant sur une confrontation potentielle entre acteurs régaliens et nouveaux acteurs pour la régulation de cet espace. Pour les États, l’enjeu de la régulation est à la fois interne (lutte contre la pédophilie, enjeux de sécurité intérieure, et question juridico-économique des droits d’auteur) et externe (libérer le Web international). Pour les internautes, l’enjeu est de garantir la liberté d’usage et d’expression sur la Toile qui a prévalu depuis sa création.

Cependant, il est essentiel de bien distinguer deux aspects d’Internet: son infrastructure d’un côté, ses contenus et usages de l’autre.

Structure technique innovante, l’infrastructure d’Internet « est gouvernée depuis le début par un réseau d’institutions peu connues » et « multi-acteur ». Elle relève d’une logique d’organisation non territoriale, pour au moins deux raisons. D’abord, l’adresse d’identification des ordinateurs (adresse IP) est numérique et non géographique. Ensuite, le routage du réseau (son fonctionnement en couches distinctes de transport et d’information) permet aux producteurs de contenus de ne pas être contrôlés par les acteurs du transport. L’écosystème institutionnel qui régie l’infrastructure d’Internet reprend le caractère éclaté du système en réseau: les adresses IP sont distribuées par cinq registres régionaux, les noms de domaine sont attribués par plusieurs acteurs (coordonnés depuis 1998 par l’ICANN – Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, une association californienne à but non lucratif dont sont membres plus de 100 gouvernements). Aucune de ces organisations ne s’occupe de la régulation du contenu ou des interactions entre utilisateurs.

Les contenus et usages d’Internet sont en revanche encore très peu régulés. Sur ce point, Bertrand de La Chapelle voit s’affronter deux visions – autorégulation d’un côté, régulation étatique et interétatique de l’autre – et interroge la possibilité d’une troisième voie, celle d’une gouvernance multi-acteur. La première voie, celle de l’autorégulation, est aujourd’hui mise à mal par la seconde, celle d’une régulation étatique, à laquelle s’opposent les partisans d’une régulation ouverte et multi-acteurs. Certains théoriciens voient dans cette opposition une réactivation de la rupture Est-Ouest issue de la Guerre froide : en 2011, le groupe de Shanghai (Chine, Russie, Ouzbékistan et Tadjikistan) a par exemple proposé aux Nations unies un code de conduite intergouvernemental. Joseph Nye conçoit ainsi Internet comme un nouvel espace de conflits potentiels dans un cadre interétatique, et place la cybersécurité au cœur des relations internationales, notamment sino-américaine. Cependant, la situation est bien moins binaire qu’il n’y paraît : les Américains par exemple, qui ont fait de la liberté d’Internet un axe fort de leur politique extérieure, sont confrontés à un besoin croissant de contrôle sur le cyberespace « intérieur » (pédophilie, contre-terrorisme, droit d’auteurs) – un « double standard » paradoxal et critiqué.

La gouvernance multiacteur, quant à elle, correspond d’avantage à l’esprit des pères fondateurs d’Internet. L’idée a été portée au niveau international lors du Sommet mondial sur la Société de l’Information (à Genève en 2003 puis en 2005 à Tunis), où une déclaration commune définissant la gouvernance d’Internet a été adoptée par 174 États. La gouvernance d’Internet est ainsi définie comme « l’élaboration par les États, le secteur privé et la société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de décision et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation d’Internet ». Elle s’exprime au travers de plusieurs espaces de dialogue, tels que le Forum sur la Gouvernance d’Internet, qui se réunit chaque année autour d’un programme préparé par un comité consultatif, et qui devrait permettre d’avancer sur des objectifs communs, tels que « la généralisation de l’accès, la préservation de l’interopérabilité globale et l’équilibre entre accès à l’information, protection de la vie privée et exigences de sécurité ».

La gouvernance légitime et efficace d’Internet est ainsi un enjeu majeur à la fois national et international. La position marquée de la Russie et de la Chine en faveur d’une régulation par les États au sein des territoires nationaux est à repositionner dans les contextes socio-économiques de chacun des deux pays.

Chine et Russie, deux approches du contrôle de la toile

Pour la Chine comme pour la Russie, Internet représente à la fois un enjeu économique en termes de développement et un espace potentiel de contestation politique.

En Russie, Internet est au cœur de politique de modernisatsiya impulsée par Dimitri Medvedev depuis 2008. Il s’agit de profiter des potentialités de croissances offertes par l’économie numérique (les TIC sont une des cinq priorités nationales en vue de la diversification économique) autant que d’afficher une image de modernité nationale. Mais c’est aussi le moyen de développer un nouveau mode d’interaction politique, caractérisé par un resserrement des liens entre le pouvoir et les citoyens : encouragés par Medvedev, de nombreux hommes politiques russes occupent désormais blogs et réseaux sociaux et tentent d’ « engager » l’opinion. Le phénomène participe de ce qu’Alexeï Tchadaïev appelle « la démocratie directe d’Internet », qui va de paire avec un certain renforcement de la souveraineté de l’État vis-à-vis du réseau (lancement d’un moteur de recherche d’État, encouragement du Web en cyrillique…). Mais le rapprochement du pouvoir et des citoyens s’exerce aussi du bas vers le haut : des bloggeurs influents comme Alexeï Navalny décryptent, analysent et contredisent les pouvoirs politiques et économiques. Mais Internet est aussi appréhendé comme espace d’influence internationale, où Washington, en menant une course à l’équipement et en encourageant les cyberactivistes, constitue une menace. Ceci explique de la proposition conjointe en 2011 d’un « Code de conduite international » auprès des Nations unies par la Russie et la Chine, ainsi qu’un accent porté sur les moyens de cyberdéfense dès la réelection de Vladimir Poutine. Cependant, la liberté d’expression reste de mise sur la toile russe ; les critiques du pouvoir ne sont pas bloquées, même si l’État subventionne des réseaux de bloggeurs chargés de produire des commentaires flatteurs, ainsi qu’un certain nombre de cyberattaque contre les sites d’opposition.

En Chine, la question de la souveraineté numérique a été abordée en 2010, lors de la publication d’un White Paper on Security in China, en réponse au discours d’Hilary Clinton du 21 février 2010 sur la liberté d’Internet (discours dans lequel elle critiquait l’existence de un « rideau de fer électronique » sur la Toile, réactivant ainsi des problématiques de Guerre froide). Si la Chine déclare vouloir contrôler Internet au nom de la « stabilité » (politique), il existe aussi un motif économique à cette fermeture : protéger le marché chinois des puissances occidentales. Pékin oblige donc les producteurs de contenus à respecter des normes et à exercer une forme d’autocontrôle des contenus : les opérateurs étrangers tentés par le marché chinois, tels que Yahoo! ou Google, prennent le risque éthique de s’y soumettre, ou choisissent de quitter le territoire (google.cn redirige vers les serveurs hongkongais). La censure d’Internet, couteuse, permet d’éloigner la contestation des espaces les plus exposés, mais n’empêche pas à des opinions dissidentes de s’exprimer. In fine, la volonté de contrôle d’Internet par les autorités chinoises exprime plutôt la tentation – et l’impossibilité – d’un contrôle de la toile de type panoptique.

Escalade technologique et menaces de cyberguerre

Internet est évidemment un outil de puissance militaire. La complexification informatique des armements pose la question de la sécurisation de leur accessibilité : « la technologie inonde le domaine de la défense et ne fait qu’accroitre la dépendance vis-à-vis du cyberespace ». L’équipement informatique et les télécommunications deviennent un terrain supplémentaire de déploiement du conflit. La considération du cyberdomaine comme espace de conflit par le secrétariat d’État à la Défense américain en est l’illustration. Plusieurs exemples montrent que la vulnérabilité informatique de certains systèmes militaires peut constituer un problème réel, et que l’extension du conflit dans le domaine virtuel est un horizon inévitable de la stratégie militaire : citons le cas des Rafales de la force d’action navale de l’armée françaises, qui, en janvier 2009, restent cloués au sol à cause d’un virus informatique ! Les agressions peuvent être d’intensité variable ; elles cherchent généralement à capter l’information, à désinformer, ou à perturber la circulation des données.

Internet, en favorisant la recomposition en réseau des interactions sociales, échappe à la logique des Etats et porte un potentiel d’influence qu’ils cherchent à dominer. Enjeux sécuritaires (terrorisme, piraterie internationale), sociaux (pédophilie), économico-culturels (droits d’auteur) et économiques (expansion internationale des géants d’Internet) sont autant de problématiques qui nourrissent un débat autour du contrôle étatique d’Internet. Si de nombreuses pistes sont tracées ici, on regrette cependant l’absence d’analyse dédiée au point de vue américain, que l’on ne comprend ici qu’en filigrane : maîtresse des infrastructures (câbles, réseaux) et des applications numériques (moteurs de recherche, réseaux sociaux), la société civile américaine est-elle en ligne avec l’État américain ? Quels liens les acteurs de la Silicon Valley ont-ils avec Washington ? Sont-ils dans une relation de convergence, d’opposition, d’ignorance ? Une telle approche serait utile et nécessaire, à l’heure où Internet reste, malgré tout, sous influence américaine.

Axel Scoffier