Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de David R. Gibson, Talk at the Brink. Deliberation and Decision During the Cuban Missile Crisis (Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012, 240 pages).

00-GibsonL’auteur a pu accéder aux enregistrements réalisés à la Maison-Blanche, lors des délibérations du cercle de conseillers présidentiels (ExComm). Divers chercheurs ont eu assez de curiosité pour se pencher sur ces documents uniques en leur genre. Mais aucun n’avait entrepris de soumettre les échanges audio à un traitement scientifique rigoureux, intégrant les acquis de la conversation analysis et tenant compte de multiples paramètres : durées, intonations, superpositions, transitions, pauses, prises de tours de parole, etc. C’est ce qu’a fait David R. Gibson, avec beaucoup de méticulosité. Le moins que l’on puisse dire est que le résultat final livre un tableau très différent de ce que décrit la vulgate académique et bureaucratique [1]. Les décisions prises par JFK ? Plus question, selon l’auteur, de les appréhender comme le produit d’affrontements factionnels (faucons contre colombes) ou corporatistes (US Air Force contre armée de Terre), comme le résultat de délibérations rationnelles entre esprits éclairés ou comme l’expression de la volonté supérieure du prince.
Ce qui se dessine, c’est un processus décisionnel hautement complexe et incertain, dans lequel les participants ont évoqué une série de futurs possibles, en se pliant bon gré mal gré aux normes, aux procédures, aux aléas de la discussion de groupe et en n’ayant pas toujours la possibilité d’explorer à fond les pistes dignes d’attention. Dans cette direction, D.R. Gibson prête une attention particulière à la notion de suppression conversationnelle, qui désigne les phénomènes d’occultation, les techniques d’évacuation, les logiques de non-confrontation ou les mécanismes d’obstruction au travers desquels une idée quelconque, digne d’un minimum de considération, se trouve évincée de la délibération collective. Exemple : dans la crise des missiles, l’auteur nous montre comment l’ExComm a évité de discuter ce qui adviendrait si l’USAF entreprenait de bombarder les sites de missiles soviétiques à têtes nucléaires.
De son propre aveu, D.R. Gibson parvient à des conclusions dérangeantes pour tous ceux qui appréhendent les processus décisionnels de haut niveau sous un angle linéaire. Mais il montre aussi en quoi certains mécanismes collectifs de saturation répétitive et d’amnésie sélective peuvent amener une structure dirigeante à se rabattre sur des options moins hasardeuses que celles initialement considérées comme « indiscutables ». Ouvrage chaudement recommandé pour toutes les écoles d’administration publique.

Jérôme Marchand

1. Les conceptualisations élaborées par Graham T. Allison sont régulièrement recyclées dans le domaine des intelligence studies, pour montrer aux futurs analystes comment la machinerie de pouvoir suprême va exploiter leurs inputs uniques et en faire un usage plus ou moins judicieux.

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