Fritz FischerCette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2014). Nele Katharina Wissmann propose une analyse de l’ouvrage de Fritz Fischer, Griff nach der Weltmacht. Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland 1914/1918 (Düsseldorf, Droste Verlag, 1961 et 2009,  896 pages).

Publié en 1961 et réédité en 2009, ce livre, comme l’a écrit Jacques Droz, n’a pas seulement écrit l’histoire, il a fait l’histoire.

Fritz Fischer cherche à démontrer, en se fondant sur différents documents, que l’Allemagne avait dès 1914, et non pas seulement depuis l’ère du national-socialisme, de grandes ambitions de conquêtes et d’annexions aussi bien à l’est qu’à l’ouest et qu’elle ambitionnait de dominer le continent pour s’élever au rang de grande puissance mondiale.

La thèse centrale de ce livre est particulièrement importante : les dirigeants politiques et militaires allemands se seraient intentionnellement servi de la crise de juillet 1914 pour provoquer la guerre en Europe, afin de modifier le rapport de forces sur le continent. Le gouvernement impérial, qui parlait de « guerre défensive », aurait de surcroît, et ce dès le début des combats, été en possession d’un vaste programme de guerre. Theobald von Bethmann-Hollweg, chancelier impérial, a pu ainsi présenter dès 1914, au tout début de la bataille de la Marne, le fameux « programme de septembre ». Celui-ci prévoyait de soumettre politiquement et économiquement les autres nations européennes et envisageait des annexions territoriales considérables sur les voisins directs, notamment la Pologne et la France.

Depuis, les historiens ont rectifié, nuancé mais aussi confirmé les thèses de Fischer. Et ce qui est aujourd’hui inscrit dans les livres d’histoire et considéré comme incontestable a pourtant déclenché la fameuse « controverse Fischer » des années 1962-1979.

Jusqu’en 1960, l’histoire, telle qu’enseignée dans les universités de l’Allemagne fédérale, soutenait deux thèses fondamentales : premièrement, il n’y avait aucun lien direct entre la guerre et la politique extérieure de Guillaume II (la guerre aurait été déclarée pour des raisons purement défensives) ; deuxièmement, on ne pouvait établir aucune relation entre les ambitions politiques allemandes de 1914-1918 et les orientations de la politique extérieure du régime nazi. Par ailleurs, si on remet l’année de publication du livre dans son contexte historique, marqué avant tout par les procès d’Eichmann et d’Auschwitz, on comprend le choc qu’il a pu produire dans la société civile : il fallait alors être, « en plus de tout cela, responsable de la Première Guerre mondiale »… ! Outre le cercle d’historiens constitué autour de Gerhard Ritter, des personnalités politiques sont également intervenues pour contester les thèses de Fischer, notamment Ludwig Erhard et Franz Josef Strauss.

Mais pour la nouvelle génération d’historiens, la controverse Fischer a plutôt offert l’opportunité de démêler un tissu de vieilles légendes patriotiques et de révéler la continuité qui pouvait exister entre certaines orientations politiques, de Bismarck jusqu’à Hitler en passant par Guillaume II et Hindenburg, ce qui était jusqu’alors tabou. Comme l’a très justement fait remarquer l’historien germano-américain Konrad H. Jarausch, la controverse était en fin de compte un débat de substitution. L‘essentiel n’était pas d’établir qui était responsable de la guerre, mais de placer l’autocritique nationale au cœur de la mission des historiens allemands.

Nele Katharina Wissmann

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