EchosJacques Hubert-Rodier cite le dossier spécial « Kurdistan(s) » du numéro 2/2014 de Politique étrangère dans Les Échos du 17 octobre (voir l’article original).

La politique de la Turquie face à la question kurde et à la guerre civile en Syrie est de moins en moins lisible. Le rêve d’Erdogan de faire de son pays une puissance émergente indispensable s’éloigne de plus en plus.

Un éditorialiste du quotidien « Hürriyet » écrivait récemment que la Turquie est confrontée à une équation complexe avec trois variables : l’Etat islamique, le régime de Bachar Al Assad et le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, dirigé depuis sa cellule par Abdullah Ocalan. En fait, il s’agit de trois ennemis mais dont les menaces ne sont pas identiques aux yeux du gouvernement turc. Recep Tayyip Erdogan, le premier président de la République turque élu au suffrage universel en août dernier, après avoir été Premier ministre plus de onze années, a donné l’impression que le pire de ses ennemis était le PKK, suivi du régime des Assad, qui, à plusieurs reprises dans l’histoire, a donné un coup de main aux Kurdes syriens et a même abrité des attaques du PKK contre des cibles en Turquie. En dernier viendrait le danger de l’Etat islamique à ses frontières. Ce classement des menaces pesant sur la Turquie est vraisemblablement beaucoup plus compliqué.

Mais le jeu confus du gouvernement turc, ces dernières semaines, soulève nombre d’interrogations sur ses intentions réelles. Est-il vraiment désireux de rejoindre la coalition formée par les Etats-Unis et comprenant désormais une bonne quarantaine de pays pour lutter contre l’organisation de l’Etat islamique, ce proto-Etat qui contrôle et terrorise une grande zone de territoires à cheval entre l’Irak et la Syrie ? La Turquie a-t-elle réellement fermé les yeux sur le passage de djihadistes, notamment européens, venus gonfler les rangs du mouvement, comme nombre de capitales occidentales l’en accusent ? A-t-elle servi de base d’entraînement à des terroristes ? Ou encore pourquoi, après avoir reçu à Ankara le leader du parti kurde syrien (Union démocratique, PYD), considéré comme un parti frère du PKK, le gouvernement turc lui a-t-il ensuite refusé tout soutien et a même bloqué les passages d’aide à la population assiégée et aux forces armées ? Autre paradoxe : Erdogan a donné lui-même un feu vert à l’ouverture d’un canal de négociations directes avec Ocalan et le PKK, pour mettre un terme à une guerre civile qui a coûté la vie à 45.000 personnes depuis 1984. Or, en bombardant des positions du PKK, qui est toujours considéré, il est vrai, par Ankara, Bruxelles et Washington comme une « organisation terroriste », le président turc met à mal le processus de discussions, redoutant plus que tout de voir se former en Syrie un Kurdistan indépendant à l’image du Kurdistan irakien (GRK). Un mouvement qui encouragerait ensuite les Kurdes de Turquie, représentant selon les estimations de 15 à 20 % de la population totale du pays (75 millions). Les tensions avec le PKK ainsi ravivées, on est loin en tout cas de la « nouvelle Turquie » que veut construire Erdogan « dans l’esprit du 23 avril 1920 », date de la création de la Grande assemblée par Mustafa Kemal Atatürk. Le fondateur de la République turque voulait ainsi rendre hommage aux origines diverses de tous les députés qui composaient l’Assemblée nationale.

Car, finalement, Erdogan, ce leader islamo-conservateur, doit compter sur une autre variable menaçante, un autre ennemi : l’idée qu’il se fait de lui-même et l’image qu’il veut projeter d’une Turquie puissance émergente régionale, de retour sur la scène du Moyen-Orient.

Un exercice de corde raide et qui, comme le soulignait lors d’une conférence Dorothée Schmid, directrice du programme Turquie contemporaine à l’Ifri, rend la politique turque « très difficilement lisible », entre interventionnisme, comme ce fut le cas face à Israël avec l’opération « Un bateau pour Gaza » en 2010, et non-interventionnisme, comme dans la guerre en Syrie. L’exercice est aujourd’hui d’autant plus difficile pour le membre le plus oriental de l’Otan qu’il fait l’objet de pressions de la part des Etats-Unis et des autres pays de l’Alliance pour intervenir militairement de l’autre côté de la frontière, en Syrie, et venir au secours de Kobané, la ville symbole du martyre kurde et de la résistance aux djihadistes.

Mais, autant le rejet d’Israël est populaire en Turquie, autant l’AKP, le Parti pour la justice et le développement d’Erdogan, prend le risque d’accroître le mécontentement kurde contre lui alors qu’il avait bénéficié d’un certain soutien dans cette communauté. Ainsi, comme le rappelait Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’Ehess, dans la revue de l’Ifri « Politique étrangère », la mouvance kurde n’avait participé que très faiblement à la contestation de la place Taksim en 2013 et s’était même dissociée des critiques dont Erdogan avait été l’objet à la fin de l’année dernière, en plein scandale de corruption. Aujourd’hui, le gouvernement turc a dû affronter des manifestations parfois extrêmement violentes de Kurdes qui souhaitent voir Ankara intervenir ou, du moins, laisser passer une aide aux Kurdes syriens.

L’autre risque est de voir un retournement économique se concrétiser. « La période de forte croissance basée sur la demande intérieure et l’épargne extérieure est révolue », affirmait lors d’un colloque Ifri-Cepii Seyfettin Gürsel, économiste et professeur à l’université Bahçeşehir, à Istanbul. Or, c’est la forte croissance du revenu par habitant et la réduction du chômage qui expliquent en grande partie le succès de l’AKP. Certes, Recep Tayyip Erdogan demeure encore populaire en Turquie. Mais l’inaction en Syrie pourrait lui coûter cher en termes d’image. Et Erdogan pourrait échouer dans son grand projet, celui de transformer le régime parlementaire turc en régime présidentiel. A moins qu’après avoir éliminé nombre de chefs militaires, il décide de s’appuyer sur la force brutale…

Par Jacques Hubert-Rodier