La Thaïlande connaît un regain de tensions en ce début d’année, suite à la mise en examen de l’ancienne Premier ministre Yingluck Shinawatra et son interdiction de vie politique pour 5 ans. Eugénie Mérieau, auteure de l’article « Comprendre l’instabilité politique thaïlandaise » paru dans le numéro d’automne 2014 de Politique étrangère, a accepté de répondre à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

ThaksinQuelles sont les grandes lignes de fracture qui traversent la société thaïlandaise ?

Depuis 2005, les clivages au sein de la société thaïlandaise se sont profondément accentués. L’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra en est la figure polarisante : pour certains, il incarne le symbole de la démocratie ; pour d’autres, son populisme et sa corruption constituent une menace pour l’identité nationale.

Lors de sa première élection en 2001, Thaksin faisait pourtant l’unanimité : ses programmes de redistribution des richesses (microcrédit, système de sécurité sociale, bourses scolaires) plaisaient aux classes populaires, quand les classes entrepreneuriales urbaines s’estimaient satisfaites de son programme de libéralisation de l’économie et du secteur financier. Il était l’homme nouveau, la figure providentielle charismatique qui réussit l’exploit de sortir l’économie thaïlandaise de la crise asiatique de 1997. En 2005, il fut réélu avec une majorité absolue des sièges au parlement. Immensément populaire, il fut même accusé d’éclipser le roi Bhumipol Adulyadej, monté sur le trône en 1946.

En dehors de son supposé « républicanisme », Thaksin fut vilipendé pour corruption dès la fin de l’année 2005. Renversé par un coup d’État militaire en 2006, son ombre est toujours bien présente sur la scène politique thaïlandaise. C’est la raison pour laquelle sa sœur cadette, Yingluck Shinawatra, grande novice en politique, fut élue Première ministre en 2011. Aujourd’hui, elle demeure très populaire alors même que son frère a depuis été discrédité au sein de son propre camp.

Aujourd’hui, la Thaïlande est entrée dans une nouvelle ère : celle d’un clivage somme toute classique entre conservateurs et démocrates. Si les deux camps se réclament de la démocratie – et se livrent à ce sujet une véritable guerre sémantique – le Parti démocrate fait partie de l’alliance des conservateurs soutenant majoritairement la junte, et le parti Phuea Thai de Thaksin et Yingluck appartient à l’alliance des démocrates antimilitaristes.

Les conservateurs souhaitent maintenir l’identité nationale thaïlandaise, qui se structure autour de la monarchie et de la religion bouddhique, grâce à une « démocratie limitée » dans laquelle la Chambre haute, nommée par des experts, et différentes administrations de technocrates indépendantes, refrènent grâce à leur pouvoir de sanction les ardeurs de la Chambre basse et des gouvernements élus. Les démocrates souhaitent quant à eux limiter le rôle des experts, des bureaucrates et de l’armée dans la vie politique thaïlandaise pour laisser aux gouvernements les moyens de mener les politiques sur la base desquelles ils ont été élus.

Un sujet important de fracture entre ces deux forces politiques est celui de la loi de lèse-majesté, qui punit toute personne critiquant la monarchie à des peines de prison allant de 3 à 15 ans. Devenue l’outil majeur de répression dans le pays, cette loi est un sujet de crispation identitaire pour les conservateurs, qui prônent son maintien en l’état voire son durcissement. Quant aux démocrates, ils ont fait du combat contre la lèse-majesté leur étendard, réclamant son assouplissement voire son abrogation définitive.

Les événements récents ne vont pas dans le sens d’un apaisement politique en Thaïlande. Quels sont les objectifs de la junte militaire au pouvoir ?

La junte militaire au pouvoir a trois objectifs. Dans un premier temps, elle promet de « dé-thaksiniser » la Thaïlande, c’est-à-dire de neutraliser les proches de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra et ses alliés. C’est dans ce cadre que Yingluck fut mise en accusation et « impeachée » plusieurs mois après avoir été renversée par un coup d’État !

Dans un second temps, la junte prépare la succession monarchique pour qu’elle se déroule sous son contrôle, et que les actuels hommes forts ne se voient pas mis à l’écart dans le processus.

Enfin, il s’agit pour les militaires d’assurer la résilience du système, en mettant en place un cadre constitutionnel propice à la permanence d’un ordre politique dans lequel la monarchie, l’armée et la bureaucratie maintiennent leur « droit de veto » informel. Pour ce faire, il convient de renforcer l’idéologie nationale articulée autour de l’institution monarchique afin de justifier, au nom du lien organique entre le roi et la bureaucratie civile et militaire, l’autonomie de cette dernière vis-à-vis des gouvernements élus.

Vous avez écrit dans l’article paru dans Politique étrangère que « juges et militaires sont les deux piliers de « l’État dans l’État » thaïlandais ». Pourriez-vous revenir sur ce point, et sur la manière dont il peut nous éclairer sur la situation actuelle du pays ?

L’« État dans l’État », aussi appelé « État profond » (Deep State) ou « État intérieur », est une structure interne à l’État, formant une alliance d’agents publics agissant secrètement et indépendamment des gouvernements élus. Dans les sociétés en voie de démocratisation, il n’est pas rare que les élites traditionnelles se constituent en « État dans l’État » pour maintenir leur contrôle du processus politique tout en laissant le pays se doter d’institutions démocratiques.

Sous les gouvernements élus de Thaksin, de Yingluck et de leurs proches, l’« État dans l’État » thaïlandais opérait principalement grâce au Sénat, nommé pour moitié par un comité de cinq juges et par les organisations constitutionnelles indépendantes, au premier rang desquelles la Cour constitutionnelle.

Au cours des huit dernières années, la Cour constitutionnelle s’est en effet révélée un agent particulièrement agressif de « l’État dans l’État » : en invalidant les élections d’avril 2006 et de février 2014, elle a créé un vide politique qui a préparé les conditions des coups d’État militaires de septembre 2006 et de mai 2014. En 2008, par un « coup d’État judiciaire », la Cour a renversé un gouvernement élu et permis l’arrivée sans élections de l’opposition au pouvoir.

Ces attaques judiciaires ont toutes eu pour cible le clan des Shinawatra : Thaksin lui-même en 2006, son beau-frère, Somchai Wongsawat, en 2008, et finalement sa sœur cadette, Yingluck, en 2014.

La promesse d’élections et d’un retour possible à un gouvernement civil pro-Thaksin pousse la junte à recréer un cadre institutionnel propice à la préservation de l’« État dans l’État ». Cette fois, la tâche est rendue plus difficile par l’imminence de la succession monarchique : en effet, le modus operandi traditionnel de cet « État dans l’État » était de se légitimer en s’appuyant sur l’autorité royale. Or il n’est pas certain qu’un tel mécanisme de légitimation puisse être reproduit avec l’actuel prince héritier, largement impopulaire : c’est pourquoi « l’État dans l’État » cherche à se réinventer. Le processus de rédaction constitutionnelle en cours, qui devrait aboutir à un premier texte en septembre 2015, est le laboratoire de cette réinvention.

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