Sur Les Reflets du Temps, Martine L. Petauton livre son analyse du numéro de printemps 2015 de Politique étrangère.

europeQue de fois ne l’entend-on pas, ce : – mais pourquoi l’Europe ne bouge-t-elle pas ? tandis que défilent les images sur nos écrans TV, de ces théâtres d’opérations militaires ; Mali et Sahel, Irak et Syrie, et bien entendu, à nos portes, l’Ukraine. Bienvenue, donc, la revue Politique étrangère de nos amis de l’Ifri pour ce printemps, et leur dossier premier : « La défense européenne revisitée ». « Effet de tsunami que produiraient l’éclatement de l’Irak, l’émiettement de la Syrie, la disparition du Yémen… instrumentalisation de ces lointaines images, lors des attentats de Janvier à Paris… Face à cela, une politique de sécurité et de défense commune européenne (PSDC) admirablement décalée ». Un premier article de Vivien Pertusot nous annonce « enfin du nouveau », en ce sens, qu’on sortirait – pression des opinions et des événements – de la dichotomie habituelle ; partisans d’un côté de l’Europe de la défense, et de l’autre, partisans de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord – OTAN. L’importance de l’effet de la crise ukrainienne, qui est la plus « importante pour l’avenir de la défense européenne depuis la fin de la guerre froide », mais aussi le progressif désengagement américain, en termes d’investissement politique (marquent leur souhait d’une Europe plus adulte qui s’occuperait de plus en plus de sa propre défense) et de moyens en hommes (213 000 en 1990, contre 64 000 aujourd’hui), de même que l’impact partout en Europe de la crise économique, ont mis l’UE devant l’urgence de remodeler sa défense, en tous cas de formuler des interrogations, des perspectives.

Dans le domaine de la sécurité et de la défense, comme dans presque tous les autres domaines, l’Europe se trouve prise dans le piège de son succès : machine lourde à manier, pour faire tourner – avancer – ensemble – les 28 éléments la composant ; ceci, même dans des cas où l’unanimité n’est pas requise. Décidément, pourrions-nous dire, il n’y a pas que dans les classes que s’impose le besoin du « différencié » ! Avec 28 membres, seule l’« intégration différenciée, réunissant quelques États membres autour de stratégies et de moyens communs » semble être viable, et de nature à débloquer la PSDC ; c’est ce que s’attachent à démontrer, dans un article riche, Ronja Kempin et Ronja Scheler. L’article – clair et fort pédagogique – d’Alice Pannier nous emmène au pays d’une étrange espèce : « Minilatéralisme : une nouvelle forme de coopération de défense ». Joli mot, particulièrement imagé, qui trouve sa place aux côtés des multilatéralismes et autres bilatéralismes. On entend par minilatéralisme « des coopérations entre deux et une dizaine d’États, dont la logique est de ne compter qu’un petit nombre de participants et ne nécessitent pas d’institutions permanentes dédiées ».

La fatigue multilatérale est balayée en quelques lignes ; ses grandes messes inutilement bavardes ; ses incapacités à trouver des consensus ; ses accords « tièdes ». Presque en parallèle, du reste, sont les difficultés de l’Otan, qui, de son côté, privilégie également les petits dispositifs. Les impératifs actuels – notamment le danger terroriste – militent évidemment pour la rapidité, la réactivité que permettent les agencements minilatéralistes. L’article prend plusieurs exemples, des traités d’Europe du Nord, ou des pays de l’Est (un minimum de dénominateurs communs étant préférables) jusqu’aux accords franco-britanniques récents (2010, traité de Lancaster House). La France et le Royaume-Uni sont en Europe les principaux contributeurs de défense, aux budgets conséquents bien qu’en baisse, ayant toute la palette des moyens militaires dont le nucléaire, et une solide base industrielle. Supervisé par les chefs d’État eux-mêmes, et, à des niveaux inférieurs par de régulières réunions de techniciens et d’experts, un tel accord se divise en volet capacitaire et opérationnel. C’est autour de projets communs touchant l’aéronaval, les drones de combat, par exemple, que fonctionne ce minilatéralisme. Devraient s’inscrire au programme, en sus, tout un champ de recherches, de formation, d’exercices.

Jon Rahbek Clemmensen et Sten Rynning s’interrogent quant à eux – cela pourrait faire conclusion – sur « le partage des capacités militaires : impasse ou avenir ? ». Ils reviennent sur ce concept qui a du mal à s’imposer : celui de « nation cadre » (concept de paternité allemande), qu’on entend comme leader organisationnel, tentant de monter un projet de coopération de défense entre des pays partageant une certaine proximité culturelle. À l’origine, il était question d’une force de 60 000 hommes ; actuellement, on s’oriente vers de petits groupements tactiques plus agiles – 14 à ce jour. Pour autant, demeurant largement peu mobilisés ; les outils militaires cédant encore le pas aux outils civils. Où l’on voit que dans le domaine de la sécurité et du militaire nos États d’Europe sont chatouilleux sur ce qui leur semble relever de leur seul pouvoir ; ambivalents pour autant, puisqu’ils caressent aussi le rêve de cette « sécurité collective » toujours à venir. L’article se fait le porte-parole des soucis engendrés par le « risque des nations cadres, dessinant une alliance à plusieurs vitesses, avec un déficit de mutualisation ».

Comme en tant d’autres domaines, avec sensiblement plus d’acuité, la conceptualisation d’une défense européenne plus opérationnelle, sachant se libérer du poids des 28, et passer du théorique au pratique/terrain, butte encore sur ce qui – au fond – caractérise l’UE : une idée indépassable qui se réalise difficilement. Pour autant, et particulièrement dans ce domaine militaire, on attend énormément d’elle ; et de toute urgence.

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