Auteur de l’article « Yémen : imbroglio politico-juridique, désastre humanitaire, impasse militaire » paru dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (4/2017), François Frison-Roche, chercheur au CNRS, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

1) Comment la guerre au Yémen est-elle devenue un conflit régional ?

Nonobstant un lourd passé fait de guerres civiles, d’instabilités politiques chroniques et de rivalités régionales larvées, on peut dire qu’à l’origine, l’actuel « conflit yéménite » se résumait à une lutte entre trois prédateurs locaux (l’ancien président Ali Abdallah Saleh, le général Ali Mohsen et le cheikh Hamid Al-Ahmar) qui s’entendaient entre eux depuis des années pour mettre le pays en coupe réglée. Mais les deux derniers protagonistes dans cette affaire, affiliés aux salafistes et aux Frères musulmans, ont instrumentalisé la dynamique créée par les printemps arabes en se servant de la jeunesse yéménite urbaine pour tenter de redistribuer les cartes politiques et économiques en leur faveur.

La maîtrise onusienne, sans doute un peu lâche, et les erreurs de l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies dans l’appréciation des contradictions et des ambiguïtés des accords de transition, signés à Riyad fin 2011 à l’initiative du Conseil de coopération du Golfe, ont ouvert la voie à une dérive globale du processus transitionnel. La sous-estimation de la capacité de nuisance du président Saleh et de ses affidés, la décision d’imposer une « fédéralisation » du pays et donc de marginaliser les Houthis (d’obédience chiite) ainsi que celle de supprimer certaines subventions ont favorisé la mise en place d’une coalition opportuniste entre les milices houthis, d’une part, et l’ancien président Saleh et les forces militaires qui lui étaient fidèles, d’autre part.

Le déferlement de ces « forces rebelles », d’abord à Sanaa puis vers le sud du pays a fait craindre à l’Arabie Saoudite du roi Salman et aux monarchies du Golfe que le Yémen finisse par basculer dans le « camp chiite » et donc par tomber sous l’influence de « l’ennemi iranien ».

On comprend aujourd’hui que l’exfiltration du président Hadi vers Riyad et sa demande d’aide pour le rétablir par la force dans ses fonctions a permis à une coalition de pays sunnites, dirigée par l’Arabie Saoudite, d’intervenir militairement au Yémen à partir de mars 2015. Débute alors une guerre d’influence régionale qui s’ajoute à ce qui n’était qu’une guerre civile. La simultanéité de ces divers conflits aboutit, en presque trois ans, à une catastrophe humanitaire : environ 20 millions de personnes sont dans une situation d’« insécurité alimentaire sévère », dont 7 millions dans une situation de famine. Un million de cas de choléra sont prévus début 2018.

2) Quel pourrait être l’impact de l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh ?

Le Yémen a une longue « tradition », si l’on peut employer ce mot, d’élimination physique de ses dirigeants. L’arrivée au pouvoir de Saleh en juillet 1978 fait suite à l’assassinat du président Ahmad Al-Ghashmi en avril de la même année, parvenu lui-même au pouvoir après l’assassinat du président Ibrahim Al-Hamdi en octobre 1977. Le Yémen est un pays dans lequel la violence politique est une donnée dont il faut tenir compte.

Dans le contexte actuel, l’assassinat de l’ancien président Ali Abdallah Saleh constitue pourtant un tournant majeur dans les conflits yéménites. Non seulement parce qu’après avoir fait cette proposition à l’Arabie Saoudite de « tourner la page », une option crédible pour trouver une issue au conflit avec ladite coalition vient de disparaître, mais aussi parce qu’aucune personnalité de son envergure politique et dans son entourage, n’est en mesure de lui succéder. La principale force politique yéménite, le parti de Saleh, le Congrès populaire général (CPG), est décapité. Les chances de voir son fils, Ahmed Ali, lui succéder après une période transitoire pour rétablir d’anciens rapports de force entre tribus, semblent réduites dans la mesure où l’autorité du père va manquer pour établir les compromis nécessaires.

L’actuel président Hadi, reconnu par la communauté internationale, semble faire l’unanimité contre lui, tant de la part d’une majorité de la population yéménite que de ses « alliés » saoudiens et émiratis. Âgé, cardiaque, peu charismatique, originaire du Sud-Yémen, il ne dispose pas des capacités nécessaires pour négocier avec « les nordistes », majoritaires dans le pays. La fin tragique de Saleh, dont il fut le vice-président pendant 17 ans, va sans doute l’amener aussi à ne pas prendre de risques inconsidérés.

Il est encore bien trop tôt pour dire si l’assassinat du président Saleh constitue un blocage de plus dans le cadre d’une sortie de crise ou si, au contraire, il va permettre de faciliter un règlement négocié à moyen terme.

3) Quels scénarios de sortie de crise peut-on envisager ?

Il est difficile de faire de la prospective tellement la situation est devenue complexe dans ce pays et tellement l’environnement régional est devenu instable. Les deux sont désormais intimement liés. C’est d’autant plus difficile qu’avec nos grilles d’analyse occidentales nous avons toujours du mal à bien apprécier certaines dimensions locales essentielles comme les logiques tribales, l’irrationalité apparente des acteurs, les emballements politiques toujours agressifs. Toutes les valeurs démocratiques et humanitaires ne sont pas partagées par tous avec la même intensité, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est donc avec beaucoup de modestie qu’il faut aborder l’élaboration de scénarios de sortie de crise.

On peut tenter d’envisager, néanmoins, plusieurs évolutions intérieures en fonction des différentes configurations politiques régionales et internationales.

Si la situation régionale, c’est-à-dire les vives tensions actuelles entre les principaux pays arabes du Golfe et l’Iran, tend à s’apaiser – ce qui n’est malheureusement pas le cas, du moins à court terme – les « guerres » qui se déroulent au Yémen pourraient trouver un climat extérieur favorable pour évoluer vers une sortie de crise.

Si ces tensions régionales montent en puissance – ce qui semble être malheureusement la tendance actuelle –, il est à craindre que des blocages persistent et empêchent de trouver un compromis durable au Yémen. On sait que ces tensions régionales seront directement impactées par le degré d’implication ou de renoncement des « grandes puissances », notamment les membres permanents du Conseil de Sécurité à l’ONU, plus ou moins impliquées au Yémen. De plus, il ne faut pas oublier que la « capacité onusienne » est directement proportionnelle à la volonté de la « communauté internationale » d’agir ou de s’abstenir dans un dossier et tout spécialement dans celui-là.

Sur le plan intérieur, aux conflits yéménites actuels se greffe une catastrophe humanitaire de grande ampleur que la communauté occidentale feint aujourd’hui de découvrir avec horreur alors que la brutalité avec laquelle la guerre était menée depuis bientôt trois ans (blocus maritime et aérien, bombardements mal ciblés, volonté politique de « punir » un pays et sa population, etc.) menait obligatoirement à l’extrémité tragique que l’on connaît, en la déplorant, aujourd’hui.

De la « nouvelle donne » issue de l’assassinat de Saleh, on peut émettre de nombreuses hypothèses mais on pourrait en retenir deux.

Comme on peut craindre que la dimension confessionnelle de la guerre civile yéménite se renforce, on risque d’assister à une « lutte binaire » des rebelles houthis, d’obédience zaydite, donc chiite, contre les forces yéménites d’obédience chaféite, donc sunnite. L’Iran ne serait-il pas tenté d’intervenir plus radicalement dans le conflit ?

On peut également redouter que la « coalition » intensifie ses bombardements pour « réduire » les rebelles sur le terrain et les forcer à se replier dans leur zone traditionnelle d’implantation au nord du pays, privés qu’ils seraient de l’appui des forces militaires restées fidèles à Saleh les empêchant de tenir tous les fronts ouverts dans le pays. Cela ne faciliterait pas l’acheminement de l’aide humanitaire d’urgence là où elle est la plus nécessaire. La communauté internationale peut-elle accepter un tel scénario catastrophe ?

Telles sont deux hypothèses aussi dangereuses pour l’avenir et la paix dans la région que l’on peut redouter mais dans tous les cas avec de funestes conséquences.

 

Interview de François Frison-Roche, réalisée le 8 décembre 2017.