Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2017). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Kaya Genç, Under the Shadow: Rage and Revolution in Modern Turkey (I.B. Tauris, décembre 2016, 240 pages).

Le soulèvement d’une partie de la jeunesse turque lors du mouvement dit « de Gezi » (du nom du parc dont la destruction programmée avait entraîné les premières manifestations) en 2013, a profondément marqué la société turque. Il a révélé les failles d’un pouvoir qui semblait jouir d’un soutien relativement consensuel, et les profondes divisions qui traversent la Turquie contemporaine. Analyser ces lignes de fracture à travers le regard et les témoignages de citoyens à l’histoire personnelle et au positionnement idéologique variés, c’est le défi que s’est lancé l’écrivain et essayiste Kaya Genç. Paru en 2016, au lendemain du coup d’État manqué du 15 juillet, l’ouvrage se nourrit de ces fragments de vie pour comprendre les ressorts profonds du malaise, pas toujours apparent, de la jeunesse turque.

Le livre se présente sous une forme inhabituelle pour qui suit l’actualité turque. Loin des traditionnels essais politiques plus ou moins engagés, aussi bien que des analyses scientifiques qui sont légion, il se lit comme une chronique vivante, décousue, où le détail factuel prend souvent le pas sur la théorie politique. Et pourtant, de ces témoignages divers, l’auteur essaie de tirer quelques grandes clés de compréhension des dynamiques turques contemporaines. À ce titre, le dernier chapitre est particulièrement intéressant : il se penche sur les attentes, espoirs et désillusions des jeunes entrepreneurs turcs, qui constituent un vivier important et pourtant mal connu de l’électorat de l’AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002. On y découvre aussi les contradictions d’une jeune génération conservatrice, profondément marquée par la mondialisation tout en restant attachée à une certaine identité turque teintée de religiosité. Plus généralement, beaucoup de ces témoignages illustrent le paradoxe d’une Turquie qui se veut puissance globale, mais où domine toujours le sentiment d’avoir à choisir entre une occidentalisation à l’européenne et un retour à des valeurs religieuses et à un passé ottoman fantasmé.

Empruntant la forme d’une véritable enquête de terrain, d’un récit au jour le jour, l’ouvrage en a les qualités : on le lit agréablement, sans lassitude, et chaque nouveau chapitre parvient à surprendre. Il en a aussi quelques défauts : les passages consacrés à l’histoire de la Turquie sont parfois un peu trop simplifiés et souffrent d’imprécisions, voire de contresens. Par ailleurs, l’absence de cadre d’analyse général peut parfois dérouter le lecteur, tant il paraît difficile de redonner une cohérence aux nombreux témoignages qui lui sont présentés. Ces quelques faiblesses ne gomment en rien les apports essentiels du travail de Kaya Genç. D’une part, en montrant la diversité des profils qui marque la jeunesse contestataire turque, il rappelle l’histoire politique complexe de ce pays, et aide à comprendre les difficultés que les forces d’opposition peuvent rencontrer dans leur volonté d’union. D’autre part, la forme immersive de l’ouvrage offre des points de vue souvent totalement inédits sur les manifestations de Gezi – y compris celui de leurs adversaires, rarement retranscrit dans les publications occidentales. Enfin, le livre permet de prendre conscience du dynamisme de la société civile turque, mais également de la fragilité profonde de cette puissance géopolitique aux portes du Moyen-Orient.

Aurélien Denizeau

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