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L’article « L’opinion publique française et les relations internationales » a été écrit par le secrétaire général de la COFACE de l’époque, Jérôme Cazes, et publié dans le numéro 4/1989 de Politique étrangère.

L’opinion publique est un acteur des relations internationales : dans les pays démocratiques (et même dans certains pays non démocratiques…), les géographies mentales de l’homme de la rue influencent les politiques extérieures.

Les sondages donnent une idée de ces géographies mentales. Certains les dénigrent (ce sont parfois les mêmes qui pensent que les diplomaties seraient plus efficaces sans élections…) et il est vrai qu’un sondage isolé ne signifie rien. Mais une approche transversale comparant des enquêtes à différentes dates ou dans différents pays met à jour des éléments instructifs. Cet article s’y essaie à partir des sondages publiés en France sur les questions internationales.

Il se présente moins comme une démonstration que comme un panorama autour de deux dimensions principales, l’une active et positive, celle de la projection de la Nation à l’étranger, l’autre passive et négative, celle de la menace que l’étranger exerce sur la collectivité nationale.

Narcissisme et autodénigrement

Comme tous les peuples, mais peut-être un peu plus que d’autres, les Français se placent au centre de leur vision du monde. Ceci s’exprime en particulier par un rejet massif des modèles étrangers : japonais (70 % des Français refusent qu’en France on travaille comme au Japon), américain (66 % des Français en 1977, 74 % en 1987 refusent qu’en France on vive comme aux États-Unis, Agoramétrié), ou soviétique.

En revanche, les Français pensent que les autres s’intéressent à eux. Interrogés par exemple sur neuf thèmes d’intérêt Nord-Sud, plus d’un Français sur trois cite sans fausse pudeur : « ce que les gens du Tiers-Monde pensent de nous » ; un quart seulement des autres Européens affichent le même désir (Faits et opinions, EC AD, 1987).

Le narcissisme des Français n’exclut pas un goût certain pour l’autodénigrement : c’est l’orgueil autocritique de Cyrano de Bergerac. Les Français se disent fiers de la France et d’être français, niais leur fierté n’a rien à voir avec les certitudes nationalistes britanniques, espagnoles ou surtout américaines. Ils sont prudents dans leurs jugements sur les Français : pratiquement seuls dans la Communauté, ils témoignent à quatre autres peuples européens plus de confiance qu’au leur (Faits et opinions, Eurobaromètre) .

Le thème du déclin de la France revient de façon récurrente dans le débat national. Il traduit probablement une inquiétude et une certaine frustration, un décalage entre envies et moyens, plutôt qu’un pessimisme foncier dont il n’est pas prouvé qu’il soit plus fort que chez nos voisins : la question « votre pays aura-t-il plus ou moins d’importance dans le monde dans vingt ans ? » divise par moitié aussi bien l’opinion française que les opinions allemande ou britannique ; ceci contraste avec l’optimisme des Américains, des Japonais ou des Brésiliens (Gallup International, L’Express, 1984). Les jeunes Français ne paraissent pas plus sombres : interrogés sur les mots qui définiront la France en l’an 2000, un sur dix seulement cite « le déclin », et un sur dix « la grandeur » (Louis Harris, L’Express, 1987).

Une France peu compétitive

Ce manque relatif de confiance naît semble-t-il du sentiment que la France perd pied dans la concurrence économique internationale.

Les Français tiennent pour acquis le rayonnement culturel de leur pays ; ils sont par exemple les plus persuadés parmi les Européens de la prééminence de leur littérature (SOFRES, Figaro Magazine, 1989). Mais ils considèrent que c’est son économie qui assure aujourd’hui le rayonnement d’un pays. Un résumé de différents sondages illustre ce décalage : l’économie est à la fois pour les Français la qualité numéro un d’un pays et celle dont la France serait la plus mal dotée.

L’exportation des produits français est l’élément qui a le plus d’importance dans l’influence de la France à l’étranger, loin devant le rayonnement de la culture ou de la langue françaises (SOFRES, Le Quotidien de Paris, 1988). En revanche, la présence de la France sur les marchés mondiaux n’est classée qu’en huitième position parmi les points forts de notre pays (SOFRES, L’Expansion, 1985).

Les Français se jugent créatifs mais moins travailleurs que les Japonais, les Américains ou les Allemands (mais quand même plus que les Italiens…) (RES, L’Usine nouvelle, 1988). Trois salariés sur quatre sont d’accord avec l’idée que, « en France, les salariés sont accrochés à leurs avantages acquis et manquent de souplesse » (SOFRES, Le Figaro, 1989).

Cette question de la compétitivité est d’ailleurs l’une de celles qui préoccupent le plus l’opinion française. A partir d’une série d’enquêtes, on peut risquer le classement suivant des thèmes internationaux :

1 – le terrorisme (en recul depuis un an) ;

2 – la compétitivité de l’économie française ;

3 – l’immigration (en hausse) ;

4 – l’armement nucléaire ;

5 – l’Europe ;

6 – la politique de défense ;

7 – le Tiers-Monde.

L’hypothèse d’un désir de projection internationale des Français bridé par la piètre estime dans laquelle ils tiennent leur compétitivité économique peut expliquer à la fois leur sympathie pour la coopération économique en général (du moins entre pays développés), pour la coopération européenne en particulier et, au sein de l’Europe, leur goût pour l’Allemagne.

Le désir de projection internationale

Les Français sont plus favorables que la moyenne à la construction européenne et leur soutien a crû régulièrement (avec des oscillations qui annonceraient un minimum… vers 1993 !) (Eurobaromètre).

La Communauté est pour les Français un instrument de projection collective ; 83 % sont d’accord avec l’idée que « la construction européenne est le seul moyen de peser sur la scène internationale », contre 15 % qui maintiennent que « la France est une grande puissance et a donc un poids suffisant » (SOFRES, Pèlerin magazine, 1987). Le rêve de grandeur nationale s’est déplacé : pour 40 % des Français, l’Europe des Douze sera la première puissance mondiale dans vingt ans, devant les États-Unis (21 %) ; première pour la qualité de la vie, la culture, la science, l’économie et même le militaire ! (Louis Harris, L’Express, 1989).

Les Français ne voient pas de contradiction entre la France et l’Europe. Deux Français sur trois pensent que l’appartenance à la CEE est une bonne chose pour la France ; ils sont nettement plus optimistes à cet égard que les Britanniques ou les Allemands. Ils sont aussi les plus nombreux à s’affirmer prêts à élire un étranger chef de gouvernement de l’Europe (Eurobaromètre). Les jeunes diplômés français préféreraient même une nationalité européenne à la nationalité française (SOFRES, L’Expansion, 1987).

Les Français sont à la fois nombreux à mettre beaucoup d’espoir dans le marché unique (23 %, contre 11 % en RFA et 12 % en Grande-Bretagne) et à ressentir un peu ou beaucoup de crainte (37 %, 25 % seulement pour la moyenne européenne) (Eurobaromètre, printemps 1989). Leur pessimisme s’est semble-t-il aggravé en 1988, mais il ne doit pas être exagéré : sur dix-huit secteurs ou professions, les Français estiment que les effets positifs l’emporteront dans quinze (seuls perdants : la sidérurgie, l’agriculture et les agriculteurs). Mais il illustre un autodénigrement économique, qu’expriment également nos chefs d’entreprise : ceux-ci sont au sein de l’Europe parmi les plus inquiets avec les patrons grecs (CEE, rapport Cecchini, 1988). L’opinion des Français pourrait peut-être se résumer ainsi : l’Europe peut pallier notre faiblesse économique, mais si nous étions trop faibles pour tirer notre épingle du jeu ? […]

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