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L’article « Pression démographique et expansion économique en Asie orientale » a été écrit par le spécialiste de l’Asie Étienne Gilbert dans le numéro 4/1957 de Politique étrangère.

Durant les premiers mois de 1956, la question d’une participation plus active à l’expansion économique de l’Asie retenait l’attention des hommes d’état européens et nord-américains. Un certain éveil se manifestait dans l’opinion publique occidentale qui commençait à s’intéresser à l’aide aux pays sous-développés.

La réaction en chaîne déclenchée par les événements d’Égypte et la répression de la révolution hongroise sont autant d’éléments qui ont brouillé les cartes économiques.

Les problèmes politiques ont repris plus que jamais le dessus et, comble d’infortune, les événements ont pris une tournure telle qu’ils ne profitent ni aux Asiatiques, dont l’avenir économique est inquiétant, ni aux Occidentaux qui n’ont pas intérêt à voir plus de la moitié du globe vivre dans des conditions d’extrême pauvreté.

Il est donc opportun de revenir aux réalités économiques, de passer en revue les possibilités de progrès en Asie ainsi que les obstacles en présence. Pour ce faire nous devons aborder de front démographie et économie. Elles sont à tel point liées que seule leur confrontation donnera une image des problèmes.

Le problème démographique

Ne sommes-nous pas en train de répéter l’erreur de Malthus quand nous nous alarmons de la pression démographique qui sévit dans la plupart des pays sous-développés ? En dépit de ses sombres pronostics, l’Europe a connu un prodigieux essor économique, pourquoi n’en serait-il pas de même en Asie ?

La situation des pays asiatiques en 1957 est hélas ! très différente de celle de l’Europe au temps de Malthus.

Déséquilibre entre économie et démographie

Dans plusieurs pays asiatiques et africains, économie et démographie n’ont pas évolué parallèlement au cours des cent cinquante dernières années : la seconde étant allée beaucoup plus vite que la première.

Ce phénomène est particulièrement net dans les pays qui ont été soumis au régime colonial. Faisant régner la paix intérieure, dotant le pays d’une bonne administration capable d’enrayer les catastrophes naturelles (famines et épidémies), améliorant l’hygiène publique, l’autorité étrangère a fait baisser le taux de mortalité, tandis que la natalité restait élevée.

A Java, la population a passé de 12,4 millions en 1860 à 51 millions en 1950, la densité par kilomètre carré croissant de 94 habitants à 385. Les progrès de l’agriculture sous les Hollandais n’ont pas suffi à maintenir l’équilibre et l’effort d’industrialisation a été très mince.

Les autres îles indonésiennes, où la colonisation hollandaise a été beaucoup moins poussée, sont restées peu peuplées jusqu’à maintenant. L’idéal serait de faire émigrer une partie des Javanais à Bornéo, Célèbes, Sumatra, îles riches qui manquent de main-d’œuvre. Des transferts de populations sont entrepris par le gouvernement, mais pour alléger les densités javanaises, il faudrait évacuer des millions de paysans, opération extrêmement coûteuse qui drainerait le plus clair des ressources indonésiennes.

En Inde, le facteur démographique n’est pas moins perturbateur. La population a triplé depuis le début du XIXe siècle pour être aujourd’hui de 390 millions d’âmes. Les Britanniques n’ont pas été inactifs : l’Inde leur doit un important réseau ferroviaire et routier, de beaux travaux d’irrigation. Pourtant l’économique est resté loin derrière le démographique.

De 1920 à 1941, la population augmente de 27 %, la surface cultivée de 8 %. Vers 1880, l’empire britannique des Indes (non compris la Birmanie) exporte en moyenne 1,2 million de tonnes de céréales par an. Dès 1920, les exportations cessent, l’Inde doit importer toujours plus de riz et de blé pour nourrir sa population.

A côté de son incidence sur le niveau de l’alimentation, le mouvement démographique exerce des effets désastreux sur le domaine de l’emploi. L’Inde compte plus de 5 millions de chômeurs complets et des dizaines de millions de paysans ne travaillent que cent cinquante à deux cents jours par an.

Le cas de la Chine est moins facile à expliquer en l’absence de données statistiques. Le premier recensement complet a eu lieu le 30 juin 1953 et a dénombré 582 603 417 habitants sur le territoire de la république populaire. Ce chiffre a surpris plusieurs démographes étrangers par son ampleur. En 1946, on estimait officiellement la population chinoise à 456 millions d’âmes. D’aucuns se sont demandé si, pour des raisons de prestige, le gouvernement n’avait pas grossi ses chiffres. Il nous semble que l’on doit faire confiance au recensement chinois. Grâce à leur administration et à leur organisation, les communistes ont été en mesure de dénombrer assez exactement leur population et ils auraient été eux-mêmes surpris du résultat.

L’estimation de 456 millions donnée plus haut est sujette à caution si on la compare à d’autres antérieures : en 1925, les services postaux chinois (une bonne administration) donnaient le chiffre de 485 millions. En 1918/1919, un gros travail fait par des missionnaires indiquait 452 millions. Sur de telles bases, il paraît plausible que les Chinois aient été près de 600 millions en 1953.

L’absence de statistiques sûres nous empêche également de préciser si le phénomène de déséquilibre enregistré à Java et en Inde se répète en Chine, mais un point ne fait pas de doute : au moment où la Chine se lance dans le planisme économique elle se trouve gênée par une démographie excessive. Pour l’instant sa population se trouve globalement moins mal nourrie que celle de l’Inde. […] Qu’en sera-t-il dans dix ou vingt ans ? Dangereuse pour l’alimentation générale, cette population trop lourde pose, comme nous le verrons plus bas, des problèmes très délicats sur le plan économique.

A côté de ces formes de déséquilibre économico-démographique, le Japon et l’Afghanistan illustrent deux cas d’équilibre relatif.

Après un timide début entre les deux guerres, le second a commencé à se moderniser d’une manière plus active après 1945. N’ayant pas subi de régime colonial, ce pays a conservé une sorte de balance naturelle entre économie et population : cette dernière est suffisamment nourrie, au moins en quantité, elle trouve à s’occuper dans l’agriculture, l’élevage, l’artisanat et les industries naissantes. Il n’existe pas de problèmes insurmontables. Économie et démographie ont commencé à évoluer parallèlement. Si l’effort agricole et industriel est assez vigoureux, il n’y a pas de raison pour que l’Afghanistan n’arrive pas en vingt ou trente ans à de sensibles progrès économiques par habitant.

A l’opposé, le Japon est le premier pays d’Asie à se moderniser, et il le fait en toute liberté : le mouvement inauguré en 1868 a suscité une forte augmentation de la population. Celle-ci ayant progressé de pair avec un énorme effort industriel et agricole, le Japon a réussi à atteindre un niveau de vie sensiblement supérieur au reste de l’Asie. Entre 1885 et 1925 seulement, le revenu par habitant actif a plus que triplé. […]

Les exemples que nous avons cités montrent que les principaux pays d’Asie commencent à intensifier leur modernisation au moment où ils sont déjà entravés par une démographie trop lourde. A cet obstacle vient s’en ajouter un autre encore plus alarmant, c’est l’accélération du processus démographique. […]

Lisez l’article en entier ici.

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