Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Luke Harding, Collusion. Comment la Russie a fait élire Trump à la Maison-Blanche (trad. Flammarion, 2017, 352 pages).

Le journaliste Luke Harding possède une bonne connaissance des mécanismes d’influence sur lesquels s’appuie le Kremlin. Il s’agit cette fois de déterminer si le candidat Donald Trump a bénéficié en 2016 d’interventions téléguidées visant à faire pencher la balance électorale en sa faveur. L’auteur a consulté un certain nombre de sources dignes de crédit, dont Christopher Steele (ex-MI6), auteur du rapport d’Oppo Research qui a mis le feu aux poudres. Et il s’est intéressé à l’historique des relations entre la Russie et le promoteur Trump, ce dernier ayant très tôt entrepris de rattraper ses fiascos immobiliers en sollicitant des appuis étrangers.

L’enquête résumée dans Collusion a été menée en accéléré. Elle n’en établit pas moins des conclusions crédibles : le candidat républicain a profité d’interférences (hackings, fuites, rumeurs) décrédibilisant son adversaire démocrate. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit là d’un facteur décisif, comme l’assène le sous-titre de l’ouvrage. Hillary Clinton et son staff d’apparatchiks ont commis un nombre incalculable d’erreurs, en bien des points similaires aux bévues de 2008. Ils n’ont pas non plus pris la mesure d’un outsider ayant animé plusieurs années un show TV à fortes audiences, et doté d’un bagage « spectacliste » bien plus riche que celui d’une oratrice de podiums engluée dans le politiquement correct. À ne pas négliger non plus : le jeu distancié d’Obama, générateur d’incertitudes pour une hiérarchie policière (FBI) peu à son aise dans la prospective électorale et le décodage des courants socio-culturels de fond.

Pour revenir aux manipulations russes, on observera qu’elles témoignent d’une bonne compréhension des vulnérabilités du système politique américain, déstabilisé par une crise de médias traditionnels enfermés dans l’exacerbation narcissique des « différences marginales » (Freud), et toujours pas décidés à traiter le problème de la haute criminalité financière. On notera aussi que Poutine dispose d’un pool de talents confirmés, opérant dans des milieux hétérogènes mais dynamiques, alors que les entourages de l’actuel président des États-Unis (Michael Flynn, Carter Page…) laissent transparaître de sévères déficiences. En contrepartie, on peut se demander avec Harding si les initiatives du Kremlin et de ses relais administratifs (GRU ou FSB) vont avoir les retombées présumées.

L’élection de Trump constitue un succès tactique pour Moscou. Elle intensifie la crise hégémonique à laquelle les États-Unis sont confrontés depuis l’invasion de l’Irak et le scandale des tortures. Les manœuvres défensives (dénis mensongers, tweets rageurs, dénonciations névrotiques du « quatrième pouvoir » et de ses libertés) de la Maison-Blanche ajoutent au trouble, en ce sens qu’elles ruinent le travail de re-légitimation morale mené à l’occasion du Watergate (1972-1974). On ne saurait pour autant prédire que la Russie va tirer de cet épisode des avantages durables. La divulgation des manipulations opérées en 2015-2016 a mis de nombreuses capitales occidentales en alerte. Elle a effacé une partie des gains statutaires engrangés dans la crise syrienne. Elle a exposé le fond du ressentiment rancunier qui anime Poutine et le conduit à prêter une importance excessive aux raisonnements régressifs des services spéciaux. Endosser le costume du trickster a sans doute ses charmes. Mais on ne fait pas une politique étrangère de haute volée sur de telles bases.

Jérôme Marchand

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