La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Hans Stark, alors secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Ifri, intitulé « France-Allemagne : entente et mésententes », et publié dans le numéro 4/1993 de Politique étrangère.

Le 1er novembre 1993, le traité de Maastricht entre en vigueur — la Communauté européenne devient l’« Union européenne ». Cette date résume à elle seule l’importance de la coopération franco- allemande, sans laquelle l’« Union » des Européens de l’Ouest n’aurait pas vu le jour. N’est-ce pas sur une initiative Mitterrand-Kohl que Bonn et Paris ont saisi, le 19 avril 1990, la Communauté d’un projet politique et reçu son aval pour la mise en place d’une seconde conférence intergouvernementale, en plus des travaux économiques et monétaires, prévus par les Douze dans le cadre de l’Acte unique ? De même, n’est-ce pas grâce à une impulsion supplémentaire, donnée par la lettre commune de François Mitterrand et Helmut Kohl, le 6 décembre 1990, que le Conseil européen a approuvé, le 16 décembre 1990, le projet de deux conférences intergouvernementales élaborant parallèlement les bases d’une Union à la fois économique et politique, dotée — à la demande de Paris et de Bonn — d’une « politique étrangère et de sécurité commune » ? Enfin, les traits principaux de la future PESC, n’ont-ils pas été exposés par Roland Dumas et Hans-Dietrich Genscher, le 4 février 1991, lors de la première réunion intergouvernementale sur l’Union politique ?

Cependant, alors qu’elle aurait pu consacrer trente ans d’efforts franco- allemands en faveur de la réconciliation et de l’intégration ouest-européennes, l’année 1993 a vu en réalité une accumulation sans précédent de « difficultés objectives» (Alain Juppé) et de « fissures » franco-allemandes débouchant sur une véritable « détérioration » des rapports entre Bonn et Paris. L’histoire de la coopération franco-allemande est jalonnée non seulement de succès, mais aussi de crises et de divergences. De même, que les deux pays aient des positions différentes sur de nombreux sujets, du moins au départ, n’est pas non plus un fait nouveau, ni négatif en soi. Les mécanismes de coordination, tels que les conseils des ministres semestriels, ont justement été mis en place, par le traité de l’Élysée, pour surmonter d’éventuels désaccords et élaborer des positions communes. Pourtant, les analyses faites et publiées des deux côtés du Rhin sur les « divergences » paraissent, cette fois-ci, plus alarmistes, les causes avancées, qu’accompagnent des jugements sur le partenaire souvent très sévères, sensiblement plus sérieuses qu’à l’accoutumée. Certes, ces dernières s’inscrivent d’abord dans un contexte infiniment plus morose que celui des « trente (ou quarante ?) glorieuses » : récession économique, impuissance totale des Occidentaux face à la guerre dans les Balkans et — peut-être même par conséquent — remise en cause, à l’intérieur des pays-membres, de la construction européenne qui est, elle, l’une des raisons d’être du couple franco-allemand. L’heure n’est pas à l’optimisme. De plus, sur les deux principaux volets de la crise européenne — la récession économique et la transition est-européenne — s’est greffé un triple contentieux franco- allemand portant sur la politique monétaire (taux d’intérêts), la politique commerciale (GATT) et le problème de l’ex- Yougoslavie. Comme souvent, crises européennes et crises franco-allemandes agissent les unes sur les autres et s’entretiennent mutuellement.

Certes, in extremis, c’est-à-dire à la veille du conseil des ministres européen du 20 septembre 1993 (consacré à la position communautaire face au GATT) et par le biais de toute une série de rencontres bilatérales tenues entre les 24 et 26 août 1993, à Dresde et à Bonn, entre Édouard Balladur, Helmut Kohl, Klaus Kinkel et Alain Juppé, Bonn et Paris ont réussi à transformer leurs divergences en convergences. Les moyens mis en œuvre pour aboutir à des compromis révèlent ainsi les points forts et les insuffisances persistantes de la coopération franco-allemande. La force intrinsèque du couple Paris-Bonn — et le compromis Kohl-Balladur en a fourni une preuve supplémentaire — réside dans la conscience des deux côtés du Rhin du caractère indispensable d’une coopération bilatérale, à laquelle il n’y aurait d’autre alternative que le retour au « chacun pour soi » des grandes puissances, dont on sait où il mène. Cette vision est partagée par Bonn et Paris. Sans le soutien de la France, l’Allemagne craint d’être isolée tant les relations bilatérales avec ses différents voisins — en particulier la Pologne, la République tchèque, les Pays-Bas et, même, l’Autriche — sont difficiles car chargées du poids du passé et de ressentiments profonds. L’inégalité des forces économiques et humaines par rapport à l’Allemagne y est en effet perçue de manière encore plus forte. La France fait le raisonnement inverse mais arrive au même constat ; elle craint, en l’absence d’un lien fort et privilégié entre Bonn et Paris, que l’Allemagne ne se tourne vers l’Est pour y bâtir une autre Europe, « germanocentrée », qui l’isolerait sur la scène européenne compte tenu, en plus, de ses problèmes avec le monde « anglo-saxon ». Ces deux craintes peuvent paraître exagérées. Elles jouent cependant en faveur d’une coopération franco-allemande « contre vents et marées », En revanche, cette alliance souvent fructueuse se présente ainsi comme une entente forcée tant « l’axe franco-allemand» semble s’être mué en une «référence obligée», une sorte de tabou dont la remise en cause entraînerait automatiquement le retour de l’histoire avec son lot de catastrophes inévitables. Que cette entente soit érigée en « dogme intouchable » n’est pas en soi une mauvaise chose. Au contraire, pour prouver qu’elles constituent un « axe », un « îlot de stabilité dans un monde sans repères et sans amarres », la France et l’Allemagne sont condamnées à la concertation et au compromis. Mais, en même temps, et c’est le revers de la médaille, ce dogme révèle en permanence sa fragilité, sa faiblesse qui tient au « tout ou rien », au choix entre compromis indispensable et conflit inévitable et — donc — à la paix ou à la guerre. Sans l’entente, il y aurait donc forcément mésentente. Aussi, paradoxalement, plus la coopération franco-allemande se présente sous une forme solennelle et dogmatique, plus il devient évident que « l’axe » se nourrit d’une méfiance profonde et réciproque. Rien n’était plus révélateur de cet état d’esprit que le référendum français sur le traité de Maastricht. Les partisans du « oui » se sont prononcés en faveur de l’intégration communautaire afin d’ancrer l’Allemagne à l’Europe et d’éviter ainsi que celle-ci ne retrouve ses penchants historiques, appuyée sur un mark triomphant et tournée vers l’Est (Michel Rocard), tandis que les adversaires du traité ont pris position contre Maastricht pour rééquilibrer la politique extérieure française vis-à-vis de la puissance renaissante de l’Allemagne. En RFA, nombre d’observateurs et de responsables politiques se sont montrés eux aussi très méfiants du fait des arrière-pensées prêtées à la « Grande Nation » qui chercherait à dépouiller Bonn de sa souveraineté et de son principal symbole, le mark (R. Augstein), et soutiendrait la naissance d’une Grande Serbie pour créer des contrepoids à l’Allemagne en Europe de l’Est (J.G. Reissmüller).

Le deuxième point faible de l’« axe franco- allemand », c’est justement que, condamnés au succès vis-à-vis du monde extérieur et, surtout, pour ne pas réveiller les vieux démons, les gouvernements français et allemand ne peuvent se permettre de clôturer leurs négociations sur des désaccords. Aussi, pour trouver des formules de compromis, tous les problèmes actuels — GATT, taux d’intérêts, Balkans — sont-ils traités comme s’il s’agissait de problèmes passagers et de courte durée. Hélas, de plus en plus souvent, entre deux conseils des ministres franco-allemands (qui ne se tiennent que deux fois par an), les mêmes questions, que l’on croyait réglées, surgissent de nouveau. D’où l’idée répandue dans les médias et les classes politiques française et allemande — quoique réfutée par la chancellerie et l’Élysée — d’une détérioration des relations franco-allemandes. Mais la persistance des problèmes bilatéraux et donc des interrogations qu’ils soulèvent dans les médias n’est-elle pas la preuve que les divergences franco-allemandes sur la politique commerciale et monétaire et le dossier yougoslave, loin de relever de la gestion quotidienne des affaires européennes, s’inscrivent en réalité dans une problématique internationale à long terme, ce que Bonn et Paris refusent, en tout cas officiellement, de reconnaître ?

L’enjeu du GATT ne se limite pas seulement à une controverse entre partisans du libre-échange mondial et défenseurs de la préférence communautaire, mais englobe toute la question de l’avenir des rapports transatlantiques dans un monde soustrait à la menace soviétique. Derrière la question de la politique des taux d’intérêt, ne se cachent pas seulement un débat entre économistes mais également le problème de l’influence germanique sur la future politique monétaire européenne. Le conflit dans l’ex-Yougoslavie ne se limite pas au calvaire bosniaque mais pose le problème de l’insertion politique, économique et militaire de l’Europe de l’Est dans le monde occidental. Avec les bouleversements de l’automne 1989, toutes ces questions, latentes dès le milieu des années 1980, sont devenues plus pressantes. A ces données nouvelles, la France et l’Allemagne ne sont pas encore adaptées et, tant que Paris et Bonn ne les auront pas intégrées, la dérive franco-allemande se poursuivra inlassablement. La fin du communisme, l’effondrement de la Yougoslavie, puis de l’Union soviétique et la réunification de l’Allemagne, en 1989-1991, se sont soldés par le retour en force du fait national dans la vie internationale qui, lui, est à l’origine de la remise en question, manifeste depuis 1992, de la finalité de la construction européenne et du caractère vital et donc privilégié des relations transatlantiques. Or, il s’agit là des deux piliers sur lesquels repose la sécurité européenne. […]

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