Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Christian Chavagneux propose une analyse de l’ouvrage d’Anastasia Nesvetailova et Ronen Palan, Sabotage: The Business of Finance  (Allen Lane, 2020, 240 pages).

Selon la théorie économique dominante, une entreprise ne peut faire des profits que de manière temporaire : la concurrence et l’innovation viendront réduire son avance. Sauf que, hors période de grande crise, la finance affiche des profits élevés, décennies après décennies. Comment est-ce possible ? La réponse, nous dit ce livre, tient à un concept inventé au début du XXe siècle par un économiste institutionnaliste américain, Thorstein Veblen : le sabotage des marchés.

Le début de l’ouvrage nous familiarise avec les thèses développées par l’auteur notamment dans l’un de ses livres importants : Absentee Ownership (1923) – des idées qu’il a bâties à partir d’une analyse fine du comportement des entreprises. Parmi les grands patrons d’entreprise, on trouve des entrepreneurs innovants, mais c’est la minorité. La majorité sont des hommes d’affaires, pour qui tous les moyens sont permis pour faire du profit : innover, se réorganiser, mais aussi faire obstruction à la concurrence, mentir, et jusqu’aux comportements illégaux. Et ce qui était vrai dans les années 1920 l’est encore dans la finance d’aujourd’hui.

Le livre est ainsi construit en trois parties qui vont démontrer, par une succession de cas concrets, comment les grands acteurs de la finance (banques, fonds d’investissement) organisent leurs pratiques de sabotage à trois niveaux : des clients, des concurrents, des États.

La bulle et la crise des subprimes représentent l’exemple parfait du sabotage des clients, à l’image d’un Goldman Sachs vendant des produits financiers toxiques tout en pariant sur l’effondrement de leurs prix. Le sabotage des concurrents est notamment illustré par le rôle de la Deutsche Bank dans l’effondrement de la banque islandaise Kaupthing, et le sabotage des États par les pratiques d’évitement fiscal des multinationales de la finance et par leurs ventes de services d’évitement fiscal à leurs clients. Ou bien encore, dans un autre registre, par le fait de devenir un établissement too big to fail, trop important, en cas de prises de risques excessives, pour que les États puissent les laisser faire faillite.

Les trois parties racontent, dans les termes de la technique du sabotage, des faits globalement déjà connus. Elles permettent néanmoins de comprendre que ces comportements ne sont pas le fait de quelques moutons noirs, mais bien le résultat de pratiques systémiques – et c’est tout l’intérêt du livre.

Étonnamment, les deux auteurs finissent par une attaque en règle des régulateurs bancaires lorsqu’ils visent la stabilité financière, une position sur laquelle on ne les suivra pas. L’instabilité ne représente à leurs yeux que le symptôme des sabotages auxquels les régulateurs ne s’attaquent pas. Pourtant, on comprend à travers les nombreux cas analysés combien le sabotage nourrit toujours l’instabilité financière. Lutter contre celle-ci mobilise des outils qui mettent des bâtons dans les roues du sabotage. Savoir si ces outils sont les plus adaptés est une autre question.

Ce livre, écrit par deux spécialistes des dérives de la finance, n’en demeure pas moins passionnant : il propose un cadre analytique permettant de les comprendre à partir d’une approche institutionnaliste échappant à la naïveté politique de l’approche économique dominante. Du beau travail.

Christian Chavagneux

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