Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Pierre Buhler propose une analyse de l’ouvrage de François Heisbourg, Le temps des prédateurs. La Chine, les États-Unis, la Russie et nous  (Odile Jacob, 2020, 240 pages).

« Dans un monde plein de carnivores, les végétariens vivent des temps très difficiles », avertissait Sigmar Gabriel, ministre allemand des Affaires étrangères, en réponse à une question sur la politique extérieure européenne, dans une interview au Spiegel, en 2018. C’est à la découverte de ces « carnivores » que nous emmène François Heisbourg avec Le Temps des prédateurs, en les identifiant dès le sous-titre : Chine, États-Unis et Russie.

À la vérité, il n’y a là rien de nouveau, puisqu’on ne saurait qualifier autrement que de prédation le sort réservé à un empire chinois affaibli, à partir de la première guerre de l’opium, par à peu près tout ce que le monde comptait au XIXe siècle de puissances navales, comme le rappelle l’auteur avec justesse, dans un prologue enlevé. Par une ironie de l’histoire, la Chine, devenue superpuissance, se retrouve à la table des prédateurs.

Observateur sagace des conduites des acteurs de l’arène internationale, François Heisbourg offre, avec la métaphore des fauves et de leurs proies, une grille de lecture de l’ordre du monde contemporain marquée au sceau de l’école réaliste des relations internationales. Chacun décline sa stratégie, qui se déploie désormais non plus sur le mode de l’intervention, mais en exploitant les interdépendances pour en extraire tous les avantages possibles.

La Chine, qui n’a plus besoin de « cacher son éclat », est devenue une cyber-dictature qui cherche à « profiter » (s’approprier les technologies européennes qu’elle ne maîtrise pas), à influencer, à détacher l’Europe des États-Unis, à intégrer l’Europe dans l’espace eurasiatique, notamment via la 5G, tout en se réservant l’option de l’intervention militaire. Forts de leur suprématie militaire et de leur capacité d’innovation, cyber-puissance avérée, les États-Unis ont, avec Donald Trump, abandonné leur prétention à l’exemplarité pour verser dans le transactionnalisme à courte vue, et le bilatéralisme. Reléguée par sa faiblesse économique dans une autre catégorie que les deux autres puissances, la Russie est animée par une démarche révisionniste vis-à-vis de la perte de son statut de superpuissance, ainsi que de l’ordre de sécurité européen de l’après-guerre froide. Elle compense son manque de ressources en se montrant agile (Crimée), en maximisant ses avantages à peu de frais, et en déstabilisant ses adversaires par la désinformation.

Si ces pratiques de prédation se déploient partout dans le monde, de l’Afrique au Proche-Orient, c’est, au milieu de ce champ de forces, l’Europe qui apparaît comme la proie la plus convoitée. Engourdie par son « somnambulisme stratégique » face à la montée en puissance de la Chine, elle offre aux prédateurs les atours de ses divisions internes, de son défaut d’agilité et de pensée stratégique, mais aussi de son immense marché, pris dans des liens d’interdépendance avec la puissance financière américaine et la puissance commerciale chinoise. La clé de la prédation, pour cette dernière, est la technologie 5G.

Au risque de contredire son propre jugement sur les analogies (« Les analogies sont utiles quand elles aident à réfléchir, mais elles deviennent mortifères quand elles se transforment en prison conceptuelle »), l’auteur brandit le spectre d’un déclin de l’Europe comparable à celui de la Chine mise en coupe réglée par les prédateurs. Admettons donc qu’il force le trait pour sonner l’alarme, comme le fait l’ensemble de l’ouvrage, face aux menaces très réelles qui planent sur l’Europe.

Pierre Buhler

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