Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Stéphane Taillat propose une analyse de l’ouvrage de Jon R. Lindsay, Information, Technology & Military Power (Cornell University Press, 2020, 304 pages).

L’émergence des technologies numériques, la complexité croissante des conflits armés, la reconfiguration du champ de bataille ont mis en lumière l’importance centrale de l’information comme moyen de gestion de l’incertitude dans les opérations militaires.

Jon R. Lindsay étudie le processus dynamique d’ajustement entre l’environnement opérationnel et stratégique d’une part (le problème externe), et l’environnement organisationnel d’autre part (la solution interne). Mettant l’accent sur le rôle de la pratique informationnelle comme effort de coordination de la connaissance et du contrôle, l’étude de Lindsay rappelle que les organisations militaires sont des ensembles sociotechniques gérant le chaos et la complexité face à un adversaire dans un contexte propice à la friction.

L’ouvrage procède ainsi à un travail d’analyse et de synthèse pour mieux cerner les paramètres encadrant la pratique informationnelle. Celle-ci est modélisée comme un cycle de contrôle à travers lequel l’organisation mesure son environnement, coordonne l’information (représentations et processus) et agit afin de faire coïncider l’état actuel avec l’état voulu. En second lieu, la stabilité de la pratique informationnelle est fonction du type d’environnement rencontré (contraint ou hétérogène) et du type de solution envisagée (institutionnalisée ou organique). Deux modèles sont optimaux : les pratiques découlant d’une gestion institutionnalisée dans un contexte contraint et défini ; les pratiques découlant d’une adaptation organique dans un contexte hétérogène ou émergent. Deux d’entre elles dégradent les performances : les pratiques découlant du renfermement de l’organisation sur ses procédures et ses approches préférées dans un contexte hétérogène ou nouveau ; les pratiques résultant d’adaptations organiques dispersées et mettant en péril la coordination entre les acteurs (opérations en coalition). L’auteur dynamise ce modèle en montrant qu’il s’agit de quatre phases d’un cycle structuré par la dialectique entre nécessité de réforme (pour coordonner les pratiques et les institutionnaliser) et impératif d’exploitation (pour s’adapter aux propriétés émergentes des opérations). Ainsi, il n’existe pas de système stable de pratiques informationnelles permettant de toujours être ajusté à la mission demandée, et la friction peut tout autant créer des obstacles qu’offrir des espaces de créativité. Solutions et problèmes se nourrissent donc dans un cycle de complexification croissante.

L’ouvrage ne cherche ainsi pas tant à trancher dans un débat sur les technologies de l’information qu’à jeter un regard pragmatique sur ce phénomène. L’auteur propose d’adopter des pratiques de gestion adaptative permettant de maximiser les atouts de l’adaptation décentralisée et de la coordination centralisée.

Empruntant à une large littérature allant de la sociologie des organisations à la sociologie des sciences et des techniques, Lindsay fait aussi appel à une approche ethnographique poussée permettant de mieux saisir les usages, conformes ou non, par lesquels les acteurs s’emparent effectivement des technologies de l’information. Quatre études de cas structurent l’ouvrage et démontrent la richesse empirique de sa recherche. Cette dernière, qui ouvre sans conteste un nouvel agenda interdisciplinaire, apporte des effets de connaissance aussi riches qu’indéniables. Elle souligne aussi l’urgence de se déprendre des illusions du contrôle.

Stéphane Taillat

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