Alors que les armées françaises mènent des opérations sur plusieurs théâtres (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Liban, Tchad, etc.), nous republions un texte d’un des principaux penseurs militaires de la seconde moitié du XXème siècle: André Beaufre. Le général Beaufre, qui a notamment commandé le corps expéditionnaire français lors de l’intervention de Suez en 1956, est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence. Son Introduction à la stratégie, parue en 1963, est devenue un classique. En 1962, Politique étrangère en publiait le premier chapitre. A relire sans modération… .

 

 

Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nombreux sont ceux qui font de la stratégie plus ou moins inconsciemment. Mais à la différence de M. Jourdain, il est plus difficile de faire de la bonne stratégie que de la prose, d’autant plus que, si le nom de stratégie est souvent employé, les réalités qu’il recouvre sont généralement ignorées. C’est certainement l’un des termes courants dont le sens est le moins bien connu.

Les raisons de cette ignorance sont diverses : ce vieux mot n’a désigné longtemps que la science et l’art du commandant en chef, ce qui évidemment ne concernait vraiment qu’un très petit nombre de gens. Cette connaissance se transmettait de façon plus ou moins ésotérique à chaque génération par l’exemple que donnaient les chefs en renom, un peu comme les « tours de main » des maîtres des différents métiers. Gomme la guerre évoluait lentement, cette façon de faire assez empirique donnait dans l’ensemble satisfaction, bien que la guerre fût infiniment plus complexe que l’architecture par exemple.

Dans les périodes d’évolution par contre, l’application des tours de main traditionnels s’avérait inefficace. La conduite des opérations mettait alors en évidence des énigmes apparemment insolubles. Cette faillite posait publiquement le problème stratégique du moment à l’ensemble des élites et non plus seulement au Prince ou au Maréchal. A chacune de ces périodes, il en résultait un mouvement intellectuel relatif à la stratégie dont d’ailleurs le sens profond a toujours été conforme au génie de l’époque. La Renaissance a cherché dans Végèce et dans les historiens anciens les secrets de la guerre nouvelle ; le XVIIIe siècle tirera de la raison pure le système de pensée que Napoléon appliquera si magistralement ; le XIXe siècle encore étonné des succès de Napoléon croira y trouver la solution de ses problèmes mais bâtira, surtout avec Clausewitz, une grande théorie philosophico-sociale intermédiaire entre Kant et Karl Marx, dont les interprétations romantiques n’ont pas été étrangères à la forme outrancière des guerres du XXe siècle.

Cependant au XXe siècle, siècle des grandes mutations, la stratégie subit une grave éclipse à un moment capital : la stabilisation de 1914-1918 est jugée comme « la faillite de la stratégie » alors qu’elle ne représente que la faillite d’une stratégie. En France surtout, (mais la France exerce à ce moment une influence considérable) la stratégie apparaît comme une science périmée, une façon d’envisager la guerre qui ne cadre pas avec l’évolution, laquelle paraît donner la préséance au matériel sur les concepts, aux potentiels sur la manoeuvre, à l’industrie et à la science sur la philosophie. Cette attitude d’apparence réaliste conduit à considérer les « stratèges » comme des attardés prétentieux et à concentrer les efforts sur la tactique et le matériel, au moment précis où la rapidité de l’évolution eût requis une vision d’ensemble particulièrement élevée et pénétrante que seule la stratégie pouvait procurer. Le résultat, c’est la défaite militaire de la France mais aussi la victoire incomplète de l’Allemagne, dues toutes deux à des appréciations erronées parce que trop étroites.

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