Politique étrangère publie dans son numéro du printemps 2011 (voir le sommaire) un dossier sur le Japon, son modèle politique, économique, social, et ses choix internationaux. Conçu avant l’actuel enchaînement de catastrophes, ce dossier fournit d’utiles clés pour penser les difficultés du futur rebond de la puissance japonaise.

 

Alors que les grands émergents monopolisent le devant des scènes internationale et médiatique et que la Chine s’installe en position de deuxième puissance économique mondiale, le Japon semble condamné à un inexorable déclin. Depuis 1990, l’éclatement de la bulle et la crise systémique ont mis à mal le modèle japonais d’après-guerre, et le pays navigue en eaux troubles. Son supposé triste état ne manque donc pas de susciter la compassion des analystes européens.

Plutôt qu’un déclin, le Japon semble connaître une longue période de transition et de réinvention de son modèle national. Mais les paradoxes bien réels du contexte japonais, et un pragmatisme dominant dans les choix politiques nippons, rendent les analyses ou prévisions délicates.

Si l’archipel est confronté à d’importantes difficultés (dette publique de plus de 200 % du produit intérieur brut, déflation persistante, aggravation des inégalités sociales, crise démographique, etc.), il n’en conserve pas moins d’importants atouts (forte capacité d’innovation industrielle, maîtrise des technologies vertes, soft power important, etc.) On doit pourtant se rendre à l’évidence, et constater non sans frustration que le manque chronique de leadership politique, et les interminables tergiversations qui précèdent la moindre prise de décision, continuent d’entraver la mise en place d’indispensables réformes socio-économiques.

Mettant fin à un demi-siècle de domination du Parti libéral-démocrate sur l’archipel, la victoire du Parti démocrate du Japon (PDJ) aux élections de septembre 2009 a été perçue comme un tournant historique. La mise en place d’une « troisième voie » plus sociale, ainsi que les nouvelles orientations de politique étrangère du PDJ semblaient en effet constituer des facteurs favorables à un renouveau national.

Les démocrates ont pourtant rapidement été confrontés à la crise mondiale, ainsi qu’à de fortes tensions diplomatiques, avec l’allié américain puis avec le voisin chinois. Après la chute du gouvernement Hatoyama, l’administration Kan ne bénéficie plus que d’une popularité très limitée qui ne lui donne pas la latitude nécessaire à des réformes ambitieuses.

L’année 2010, tumultueuse, a fait l’objet de comparaisons historiques avec la période de Bakumatsu (1853-1868), durant laquelle une succession de crises internationales et internes ont provoqué l’effondrement du régime shogunal et ouvert une ère de réformes et d’ouverture (l’ère Meiji : 1868-1912). Annoncée depuis le milieu des années 1980, la « troisième ouverture » du Japon au monde – après celles de 1868 et 1945 – s’opère avec difficulté. Le pays est toujours dans une phase de redéfinition de sa stratégie nationale, le débat actuel n’ayant pas encore laissé émerger un nouveau consensus pour remplacer la doctrine Yoshida (1).

Mêlant jeunes chercheurs et chercheurs confirmés, le présent dossier entend relever les points de rupture et de continuité, les évolutions systémiques et leurs limites, les efforts de réforme et les résistances qu’elles suscitent. Il est essentiel de pointer la complexité des processus en cours, afin d’appréhender au mieux les évolutions à venir du pays, et sa place dans le monde.

Le Japon bénéficie d’atouts importants. S’il sait les valoriser, ces atouts pourraient lui permettre d’élaborer un modèle à l’avant-garde des problématiques du XXIe siècle.

Son expérience unique de premier pays industrialisé non occidental le place sans doute dans une position privilégiée pour imaginer l’intégration des grands émergents au sein du système international. La capacité qu’il a démontrée à s’emparer des valeurs démocratiques et à intégrer l’économie de marché, tout en préservant son identité propre, lui vaut un crédit et une admiration non négligeables parmi les pays asiatiques.

Par ailleurs, considéré comme un laboratoire mondial des économies matures, le Japon mène une réflexion sur les réponses innovantes à apporter aux défis posés par une population vieillissante, dans un contexte de croissance économique réduite.

En marge, décalé et cherchant sa voie, le Japon n’est pourtant pas à court de ressources. En puisant dans son expérience, et dans son modèle original, il pourrait devenir un discret mais important producteur de normes pour faire face aux défis du siècle.

Céline Pajon

Chercheur au Centre Asie de l’Ifri


(1) Dans l’après-guerre, la stratégie japonaise a été largement définie par ce qu’on appelle la doctrine Yoshida , du nom du Premier ministre au pouvoir entre 1946 et 1954. La priorité était alors donnée au développement économique, la défense du Japon étant confiée aux États-Unis au prix d’un certain suivisme diplomatique.