Nous republions, à l’occasion du 25ème anniversaire de l’accident nucléaire de Tchernobyl et quelques semaines après la catastrophe de Fukushima, un article paru dans Politique étrangère en 1986. Cet article, intitulé « Tchernobyl et le problème des obligations internationales relatives aux accidents nucléaires« , a été écrit par Pierre Strohl, alors directeur général adjoint de l’agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire.


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Si un moralisateur avait voulu donner une leçon de coopération internationale aux hommes, il aurait pu imaginer l’accident du réacteur de Tchernobyl : le plus grave que l’électronucléaire ait connu, le seul qui ait provoqué une contamination radioactive dans plusieurs pays autres que celui où il est survenu et dont les effets, pour y mettre le comble, aient traversé la frontière politique entre l’Europe socialiste et l’Europe libérale. Bref, le premier qui ait brutalement mis à l’épreuve ce que l’on peut appeler « le droit nucléaire international », c’est-à-dire l’ensemble des accords, directives, normes, recommandations, guides et codes de pratiques que les Etats ont élaborés, notamment pour prévenir les accidents nucléaires et faire face à leurs conséquences.

Hélas, l’événement a laissé l’impression inquiétante que les mécanismes internationaux n’ont pas, ou ont mal fonctionné. Dans tous les pays contaminés par la radioactivité émise par le réacteur de Tchernobyl — ceux qui produisent de l’électricité nucléaire ou envisagent de le faire, comme ceux qui voient des installations nucléaires fonctionner ou s’ériger à distance plus ou moins grande de leurs frontières —, l’opinion publique s’est posé les mêmes questions simples : quelles sont les obligations de prévenir immédiatement les autorités des pays voisins d’un risque de pollution radioactive à la suite d’un accident ? Quelles sont les dispositions prises pour organiser une assistance internationale en vue d’en limiter les conséquences ? Quelles sont les règles qui déterminent les mesures d’urgence à prendre afin de protéger les populations et l’environnement contre la contamination radioactive ? Existe-t-il des normes internationales de sûreté ayant pour objet de prévenir les risques d’accident dans les installations nucléaires ? Comment sont réparés les dommages qui ont été causés à une échelle internationale ? La conclusion s’est apparemment imposée que les réponses à ces questions ne sont pas très satisfaisantes. Sans remettre en cause l’utilité de l’énergie nucléaire et la possibilité d’en maîtriser les risques, les circonstances qui ont entouré l’accident de Tchernobyl et ses effets démontrent qu’il reste encore beaucoup de lacunes à combler sur le plan international pour que son développement soit mieux accepté. Les nombreuses initiatives qui ont été prises très rapidement en donnent la confirmation et permettent d’affirmer que la leçon a commencé à porter ses fruits. Nous reprendrons les principales questions qui se sont posées dans le cas de Tchernobyl afin d’y voir plus clair sur:

— l’élaboration et l’état des dispositions internationales conçues en vue des accidents nucléaires ;

— la manière dont le droit international peut s’appliquer à l’occasion de cet accident ;

— les directions vers lesquelles va s’orienter un droit international nucléaire rénové. Il est important que nous distinguions, au cours de l’exposé, les dispositions qui concernent les risques d’accident de celles qui réglementent le fonctionnement normal des installations.

Un droit conçu pour le développement de l’énergie nucléaire

Dans sa prime jeunesse, l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire a failli, un court instant, avoir la chance (ou courir le risque) d’être soumise à un régime de propriété et d’exploitation international : c’était le projet américain Lilienthal-Baruch présenté aux Nations Unies en 1946, dont l’objectif était de prévenir les utilisations militaires. Cette idée était sans doute trop utopique pour aboutir et les premières applications civiles ont, au contraire, vu le jour sur un plan purement national, entourées le plus souvent d’une politique du secret empêchant pratiquement le transfert de technologie et de combustibles nucléaires. Une coopération internationale particulièrement active et multiforme a cependant été lancée à la suite de la proposition d’un programme « Atoms for Peace » faite par le général Eisenhover en décembre 1954 et de la conférence de Genève de septembre 1955 où l’essentiel des informations techniques ont été échangées. Trois grandes organisations internationales intergouvernementales ont été créées presque simultanément en 1957-1958 : l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne, à une échelle mondiale ; l’Agence européenne pour l’énergie nucléaire, à Paris, dans le cadre de l’Organisation européenne de coopération économique, c’est-à-dire pour l’Europe occidentale ; et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Elles existent toujours à l’heure actuelle avec des compositions élargies et des programmes qui ont évolué au fur et à mesure du développement de l’industrie nucléaire. Leur action est complétée par un grand nombre d’accords bilatéraux ou multilatéraux.

Les buts poursuivis par les gouvernements, dans les trois organisations que nous venons de mentionner, sont multiples, mais assez semblables d’après les textes ; comme elles ont mené leurs actions dans des espaces géographiques et des contextes politiques différents, chacune a trouvé sa vocation propre : l’AIEA a consacré ses princ ipaux efforts à la non-prolifération des armes nucléaires — domaine où le plus grand degré d’internationalisation a été atteint grâce surtout à une entente efficace entre les deux grandes puissances — ainsi qu’à l’assistance technique aux pays en voie de développement ; la vocation initiale de l’Agence européenne était la mise en commun des ressources techniques et financières par la création d’entreprises communes et elle a également joué un rôle de pionnier dans l’harmonisation des législations nucléaires ; dans le sens le plus large, l’objectif d’Euratom était de créer les conditions de développement d’une puissante industrie nucléaire dans la Communauté.

Les priorités de cette coopération ont également varié dans le temps. A partir de la première moitié des années 70, en parallèle avec le mouvement en faveur de la protection de l’environnement, l’accent a été mis davantage sur les questions de sûreté nucléaire et de radioprotection pour lesquelles les trois organisations ont reçu, dès le départ, des compétences étendues. Nous nous concentrerons sur ce type d’activité qui intéresse directement notre sujet.

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