Cette recension est issue de Politique étrangère 1/2013. Gaïdz Minassian propose une analyse de l’ouvrage d’Alexander Cooley, Great Games, Local Rules. The New Great Power Contest in Central Asia (Oxford, NY, Oxford University Press, 2012, 272 pages).

00-Cooley-9780199929825L’Asie centrale, libérée du manteau soviétique en 1991, est la seule région en proie aux rivalités des principales puissances du monde : puissances globales (États-Unis, Union européenne) comme puissances émergentes (Russie, Chine, Inde). Cette singularité n’a pas échappé à Alexander Cooley qui considère que l’Asie centrale, espace géopolitique mal défini, est tiraillée entre l’aigle (américain), l’ours (russe) et le dragon (chinois).
Dans une démonstration riche et convaincante, l’auteur considère qu’elle concentre les enjeux de puissance du XXIe siècle : hydrocarbures, militarisation, sécurité contre les trafics, lutte contre le terrorisme, ouverture de nouvelles routes commerciales, hegemon, influence sur les régimes politiques locaux. Alexander Cooley a su, dans un exercice difficile, évoquer une « région » méconnue en Occident, évitant d’en demeurer à des lignes génériques sans analyser en profondeur régimes locaux et systèmes politiques en mutation ou stagnation. Ce qui caractérise ces États postsoviétiques est bien une forme commune d’État postpatrimonial et de système opaque et corrompu. Caractéristiques qui ne choquent ni à Pékin ni à Moscou, et dont la démocratie américaine s’accommode, pourvu que les orientations stratégiques correspondent aux intérêts de l’Oncle Sam.
Il reste pourtant dans cette région mouvante des traces profondes du monde bipolaire, et notamment la vieille rivalité entre Russes et Américains, qui redonne quelque vie aux théories classiques de la géopolitique de Halford John Mackinder sur l’importance du contrôle d’un « centre du monde » (Asie centrale) et d’un heartland. Dans un jeu de rivalités et de coups de menton, c’est la Chine qui tire son épingle du jeu, notamment sur le tracé des routes des hydrocarbures, avec une politique migratoire volontariste et des investissements dans les infrastructures de ces pays. Là où les Chinois parviennent à marquer des points, Russes et Américains s’autolimitent dans des choix cornéliens. Quant aux Européens et aux Indiens, si leur place est moins forte dans la région, il ne faut pas négliger leur capacité à s’inviter à la table d’un nouveau Grand Jeu : mais, pour les premiers, plus de façon individuelle (pour la France, l’Allemagne, etc.) qu’ensemble – signe parmi d’autres de l’inexistence d’une politique étrangère européenne… Quant à New Delhi, il tente, dans sa recherche de puissance, de consolider sa stratégie au nord, entre l’Afghanistan et l’Asie centrale.
Deux remarques cependant sur la démonstration d’A. Cooley. Sa référence au « concept d’un monde multipolaire » est peu convaincante. Si les puissances s’opposent en Asie centrale, cela ne signifie pas qu’elles soient en logique de confrontation aussi marquée que durant la guerre froide. Elles affirment par exemple une convergence au moins sur les politiques économiques, contrairement au temps du monde bipolaire. Par ailleurs, l’approche de l’auteur est exclusivement réaliste : il ne prend pas en compte les sociétés civiles des pays centrasiatiques. La présentation en annexe des violations des droits des organisations non gouvernementales (ONG) et de l’indépendance des médias aurait pu constituer la base d’un chapitre sur ces sociétés civiles. Même s’il est vrai que les mentalités de ces sociétés demeurent plus soviétiques qu’ouvertes à notre monde globalisé.

Gaïdz Minassian

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