Dans cette recension, issue de Politique étrangère 3/2013, Denis Bauchard propose une analyse d’une série d’ouvrages récents consacrés au Qatar.

Le Qatar a suscité un nombre important d’ouvrages, d’articles et de reportages dans les médias, plus que tout autre pays. L’intérêt porté à ce micro-État paraît disproportionné par rapport à sa population – 200 000 Qataris de souche, soit moins que la population du XVe arrondissement de Paris – ou sa taille – la surface d’un département français. La lecture des ouvrages récemment publiés, souvent critiques, permet de mieux comprendre les raisons de cet engouement.
Une effervescence éditoriale
00-Confluences-Méditerranée-84
Le numéro de Confluences-Méditerranée, Qatar : jusqu’où ?, no 84, hiver 2012/2013 (Paris, L’Harmattan, 2013, 194 pages), qui s’interroge : « Jusqu’où ? », s’attache à évoquer les différents aspects de la stratégie du Qatar : il souligne « sa volonté de se démarquer des deux voisins encombrants que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran », en clair d’exister sur la scène internationale à l’ombre de deux grandes puissances régionales qui ne lui veulent pas que du bien. Entre wahhabisme et modernité, l’émirat doit faire face à de nombreux défis : faiblesse numérique de sa population, nombre très limité de cadres nationaux, l’obligeant à faire appel à des experts étrangers, conservatisme de la société. Ces défis sont d’autant plus grands que les ambitions semblent insatiables : se situer dans le peloton de tête des producteurs de gaz, diversifier l’économie, préparer l’après-pétrole et gaz, plus récemment exploiter à son profit les soulèvements arabes en jouant la carte des Frères musulmans et des mouvements proches, faire du Qatar un hub de la connaissance dans cette partie du monde. Mais la revue montre avec pertinence les vulnérabilités et les risques, à commencer par celui d’un coup d’État familial venant de la frange conservatrice du clan Al-Thani.
00-EnnasriL’Énigme du Qatar (Nabil Ennasri, Paris, Armand Colin/Iris éditions, 220 pages) décrit de façon didactique les objectifs, tels qu’ils figurent dans la « Vision 2030 » qui est en quelque sorte la road map de l’émirat, et les instruments de cette stratégie globale de puissance, pour aborder ensuite les relations bilatérales avec la France, déjà anciennes mais qui ont connu un développement spectaculaire avec le président Sarkozy. Le chapitre consacré à Al-Jazeera montre bien comment cette chaîne novatrice, qualifiée au départ de complaisante à l’égard de Ben Laden, et très critique vis-à-vis des États-Unis, notamment lors de leur intervention en Irak en 2003, s’est « assagie » en devenant un instrument aux mains de la diplomatie qatarienne. La chaîne y a sans doute perdu en crédibilité.
00-LazarMMehdi Lazar, chercheur à l’université Panthéon-Sorbonne, se propose dans Le Qatar d’aujourd’hui (Paris, Michalon, 2013, 240 pages) d’analyser la « politique multidimensionnelle et ambitieuse » du Qatar, sa motivation, ses objectifs affichés ou cachés, ses résultats. Il souligne à la fois sa haute visibilité mais également ses faiblesses.

00-da-LageSous la direction d’Olivier Da Lage, journaliste à RFI et spécialiste reconnu de la péninsule Arabique, Qatar, les nouveaux maîtres du jeu (Paris, Demopolis, 2013) réunit d’excellents connaisseurs de la région et vise, par-delà les fantasmes que suscite l’émirat, à analyser de façon sereine sa stratégie tous azimuts, de même que les secteurs – économique, financier, médiatique, sportif – où l’émirat entend développer sa présence.
00-Djermoun-HersantS’agissant de Qatar(isme) (Paris, L’Harmattan, 2013, 134 pages), Soraya Djermoun et Emmanuel Hersant abordent l’émirat sous un angle original, en l’assimilant à une entreprise multinationale dont ils décrivent la business strategy, la volonté de se développer dans l’ensemble du monde et une organisation entrepreneuriale aux mains de quelques décideurs familiaux qui s’appuient sur des cadres étrangers, nombreux et compétents.

Le propos de Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans Qatar, les secrets du coffre-fort (Paris, Michel Lafon, 2013, 334 pages) est différent : il est d’identifier la façon dont l’émirat fonctionne effectivement, ceux qui détiennent le pouvoir, les enjeux prioritaires, les motivations qui expliquent un activisme tous azimuts, les moyens divers et parfois contestables utilisés par le « trio magique » (le Premier ministre cheikh Hamad Ben Jassem, cheikha Moza et le prince héritier Tamim) qui conseille et met en oeuvre la politique du « despote éclairé » qu’est l’émir Hamad.
00-Chesnot-MalbrunotCet ouvrage fortement documenté met en valeur l’importance du soft power dans la stratégie émirienne, qui explique les investissements dans des secteurs aussi divers que le sport, les médias, les universités et la culture. Les auteurs soulignent à juste titre les vulnérabilités et contradictions d’une politique qui rencontre une hostilité de plus en plus évidente dans le monde arabe, y compris de la part des pouvoirs que l’émirat a contribué à mettre en place. Ils font un inventaire précis des cibles choisies et de la stratégie financière poursuivie par la nébuleuse des fonds souverains, parfois difficiles à distinguer des ressources personnelles des principaux décideurs. Ils mettent en lumière l’importance et les ambiguïtés de la French Qatari Connection, qui perdure par-delà les alternances. Ils offrent une analyse stimulante de cet émirat à la gestion opaque.

00-Beau-BourgetQuant au Vilain petit Qatar de Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget (Paris, Fayard, 2013, 304 pages), il s’agit essentiellement d’un pamphlet, dont le ton est donné par le titre et par le sous-titre (Cet ami qui nous veut du mal), et dès les premières lignes. Ce livre se propose de « révéler un scandale d’État », de dévoiler « la mécanique secrète qui a conduit un État nain à étendre son pouvoir par l’arme de son argent et la crainte qu’il fait naître », de lever le voile sur une « imposture ». Ce parti pris polémique et un contenu plus riche d’anecdotes que d’analyses enlèvent beaucoup de force à son propos.

00-coll-MedeisEnfin, en réponse au Qatar bashing, l’ouvrage Qatar Success Stories (collectif, Doha, Medeis, 2013, 106 pages) présente, à travers les activités d’une quarantaine entreprises internationales, les opportunités d’affaires présentes et futures que propose le riche émirat. Il constitue en soi une incitation à être présent sur un marché en pleine croissance et souligne la mutualité des intérêts.

Un diagnostic largement convergent
La lecture de ces ouvrages, en dépit de contenus et de tons très différents, appelle plusieurs réflexions, qui permettent de dégager certaines convergences sur ce micro-État, unique à bien des points de vue.
La première est que ce pays ne laisse pas indifférent : entre l’hagiographie et la polémique, il est parfois difficile de trouver une approche sereine et objective. Beaucoup plus que dans d’autres pays occidentaux, le Qatar, en France, fascine et agace. Sa richesse ostentatoire, sa volonté, non dépourvue d’une certaine arrogance, d’entrer dans la cour des grands, ses investissements dans des secteurs sensibles, y compris le sport avec le club Paris Saint-Germain, ont contribué à provoquer un Qatar bashing parfois véhément. Depuis plus d’un an, on ne compte plus les médias titrant sur « le Qatar qui s’achète la France », « l’émir qui fait peur », etc. L’opacité de sa gouvernance et de sa stratégie et le soutien à haute visibilité, politique, financier et médiatique, aux mouvements islamistes contribuent à expliquer cette réaction. Celle-ci contraste avec le silence qui entoure les actions d’Abu Dhabi, du Koweït ou même de l’Arabie Saoudite, dont les moyens financiers sont beaucoup plus considérables mais qui agissent dans une discrétion efficace.
Deuxième réflexion, malgré ses ambiguïtés, voire ses incohérences, le Qatar développe une véritable stratégie. Son défi est d’exister et de survivre à l’ombre de deux géants, l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui peuvent apparaître, à travers leurs poids démographiques et leurs politiques, comme des menaces à sa souveraineté si ce n’est à son existence. Ainsi, son objectif est de se créer un réseau d’alliances, d’amitiés, voire d’« obligés » tous azimuts, avec des États mais également des entreprises multinationales stratégiques, des universités prestigieuses, des ONG et même des personnalités d’influence, auxquels on pourrait faire appel en cas de crise majeure. Cette stratégie se fonde tout à la fois sur le développement de son potentiel en hydrocarbures et sur la promotion d’un soft power à travers une politique culturelle, éducative, sportive et médiatique dynamique.
Pour développer cette stratégie, le Qatar a mis en place une gouvernance ramassée et efficace, contrôlée par quatre personnalités : l’émir, le cheikh Hamad Ben Jassem – dit HBJ, son Premier ministre et son cousin –, une de ses épouses, cheikha Moza, et le prince héritier Tamim. L’inspiration et la mise en oeuvre relèvent de conseillers qui sont des cadres supérieurs, venant essentiellement du monde arabe ou de pays anglo-saxons. Mais ce ne sont que des exécutants, certes de haut niveau, mais révocables, voire expulsables du jour au lendemain.
Les moyens pour promouvoir cette stratégie sont de divers ordres. Ils sont tout d’abord financiers, le Qatar étant devenu, plus tardivement que les autres pays de la péninsule Arabique, un producteur majeur de pétrole mais surtout de gaz, dont il détient des réserves importantes, partagées avec l’Iran. Cette richesse en hydrocarbures lui a permis de disposer de revenus annuels considérables – de l’ordre de 50 milliards de dollars – et de créer un fonds souverain, la Qatar Investment Authority (QIA), dont le niveau a dépassé maintenant les 100 milliards de dollars. Cela lui permet de pratiquer une « diplomatie du chéquier », souvent convaincante. L’appareil diplomatique dont dispose l’émirat est relativement modeste – 200 diplomates répartis dans un nombre limité de postes. Tout repose sur HBJ, dont l’ubiquité et la détermination se déploient d’autant plus efficacement que les acteurs majeurs du monde arabe, l’Égypte, la Syrie, l’Algérie, l’Irak et même l’Arabie Saoudite, doivent faire face à des problèmes internes qui paralysent largement leur diplomatie. L’émirat est ainsi passé d’une diplomatie d’honnête courtier à une diplomatie engagée et militante, dont l’objectif est de récupérer les révolutions arabes au profit des mouvements islamistes, notamment des Frères musulmans, avec lesquels le Qatar a des affinités particulières. Mais plus encore, son instrument d’influence est sans aucun doute Al-Jazeera, devenue un groupe médiatique international et, de façon de plus en plus évidente, le vecteur de ses ambitions, n’hésitant pas à présenter des vues biaisées, voire manipulées des événements.
Cependant, tout autant que ses objectifs, ce sont les méthodes utilisées par le Qatar qui inquiètent. Une certaine arrogance, débouchant parfois sur des incidents diplomatiques, explique que le Qatar se soit fait beaucoup d’ennemis dans le monde arabe, comme ailleurs, en Russie, en Iran ou même au Canada auquel il a tenté de ravir le siège de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Le soupçon de pratiques de corruption, pour convaincre ou étendre son influence, affecte également son image. La remise en 2010 du « Prix Doha, capitale arabe de la culture », de 10 000 euros, à de nombreuses personnalités françaises, est assez représentative de cette pratique. De plus, dans de nombreux pays arabes, le Qatar passe généralement pour jouer le rôle de supplétif des États-Unis, tandis que les pays occidentaux s’inquiètent de ses sympathies pour les mouvements islamistes.
Quant aux relations avec la France, elles sont abondamment évoquées dans ces ouvrages. Elles sont anciennes et remontent aux années 1970, à un moment où les ressources de l’émirat étaient encore très modestes. Elles se sont développées dans les années 1990 pour prendre un caractère « ostentatoire » avec le président Sarkozy et sont redevenues « normales » depuis l’élection de son successeur, même si certains dénoncent une complaisance, voire une naïveté à l’égard d’un émirat poursuivant des intérêts qui ne coïncident pas forcément avec ceux de la France. Il est vrai que les intérêts croisés sont très forts. Si les investissements du Qatar en France sont importants, et parfois spectaculaires, de nombreuses entreprises du CAC 40 sont très présentes dans l’émirat. Certes, il existe des sujets qui fâchent, y compris les campagnes médiatiques qui visent l’émirat et ses dirigeants : les liens avec des mouvements islamistes, parfois suspects, l’intervention au Mali, le contentieux autour du lycée Voltaire de Doha, la décision prise par Al-Jazeera de créer une chaîne francophone. La récente visite officielle à Doha du président Hollande aura peut-être contribué à apaiser ces quelques irritants. Officiellement, comme celui-ci l’a confirmé à cette occasion, les relations sont « excellentes ».
Quel avenir pour le Qatar ? Il est certain que l’émirat a bénéficié d’une conjoncture particulière qui lui a permis de jouer nettement au-dessus de sa catégorie. Mais à cause de ses vulnérabilités, en raison également des réactions que son action suscite, pas seulement en France, il peut être amené à plus de prudence. Après l’abdication de l’émir, l’arrivée au pouvoir du prince Tamim et le départ du flamboyant HBJ, il est probable que le Qatar poursuivra les mêmes objectifs, mais dans un style moins agressif et plus discret. Il restera néanmoins un acteur clé du monde arabe.

Denis Bauchard
Conseiller pour le Moyen-Orient, Ifri

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