Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2014). Hans Stark propose une analyse de l’ouvrage de Ernst Piper, Nacht über Europa. Kulturgeschichte des Ersten Weltkriegs (Berlin, Propyläen, 2013, 592 pages).

Ernst PipecoverHistorien à l’université de Potsdam, Ernst Piper signe un ouvrage magistral consacré à l’histoire culturelle de la Première Guerre mondiale : « Nuit sur l’Europe ». Il n’entre pas dans la polémique sur le degré de responsabilité du Reich dans la crise de juillet 1914, mais se consacre entièrement aux ravages politiques, culturels et humains que ce conflit a provoqués. Il se focalise sur les destins individuels des peintres, écrivains, poètes, compositeurs, intellectuels et politiques qui ont combattu, et sur leurs souffrances. L’auteur, s’il ne revient pas sur la crise de juillet, consacre un chapitre à « l’esprit de 1914 » en Allemagne, qui ne laisse aucun doute sur l’attitude des représentants politiques et culturels du Reich. Avec la conviction d’avoir été attaqués, et donc du caractère « défensif » de leur action (alors que les troupes allemandes occupent la Belgique et le Nord-Est de la France), Max Weber juge la guerre « grande et magnifique », l’économiste Werner Sombart qualifie les Allemands de « peuple élu », tandis que pour Thomas Mann l’éclatement de la guerre constitue un « orage purificateur ».

L’invasion de la Belgique et de la France, les destructions de la bibliothèque universitaire de Louvain et de la cathédrale de Reims, les attaques des sous-marins allemands contre des navires marchands dans l’Atlantique – actes qui ont fait perdre aux Allemands la guerre idéologique dès 1914 – ont été justifiés au nom de la « civilisation allemande » par le peintre Max Liebermann, le théologien Adolf von Harnack ou le metteur en scène Max Reinhardt, qui ont cru bon d’adresser, avec une centaine d’autres collègues illustres, un « appel au monde de la culture ». Mais l’auteur se consacre aussi aux artistes que la guerre a brisés à défaut de les tuer, tels que le poète Georg Trakl qui s’est suicidé, ou les peintres Ludwig Kirchner, Max Beckmann, George Grosz, Oskar Kokoschka et Otto Dix, dont les œuvres de l’entre-deux-guerres témoigneront des horreurs vécues.

Piper décrit comment les réseaux scientifiques et les liens d’interdépendance culturels, politiques et économiques, tissés avant-guerre dans une Europe ouverte et cosmopolite, se déchirent au profit d’« unions sacrées » (Burgfrieden) autistes et irréconciliables. Aussi l’auteur ne manque-t-il pas d’analyser l’impact de la propagande officielle et de la censure sur les opinions publiques européennes. D’où, malgré l’énormité des pertes de part et d’autre (dès septembre 1914 et surtout en 1916), la volonté de maintenir l’effort de guerre, afin que les « sacrifices des morts n’aient pas été vains », logique qui n’a fait que prolonger les combats. Une large part de l’ouvrage est également accordée à l’action des pacifistes, tels que Romain Rolland, Hermann Hesse ou Ernst Bloch qui, depuis leur exil en Suisse, ont diffusé des écrits que la censure interdisait partout ailleurs en Europe, dénonçant la folie de la guerre. En ouvrant ses frontières à l’intelligentsia pacifiste européenne, la Suisse a joué à cet égard un rôle considérable, permettant que les liens d’avant-guerre ne se déchirent pas entièrement.

Les derniers chapitres, consacrés au rôle des juifs allemands dans la guerre, à la crise politique de 1917-1918 qui oppose partisans et adversaires de la guerre et aux conséquences du traité de Versailles, annoncent déjà les troubles de la République de Weimar et la montée du nazisme.

Hans Stark

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