Saddam HusseinThomas Pierret propose une analyse de l’ouvrage de Joseph Sassoon, Saddam Hussein’s Ba’th Party. Inside an Authoritarian Regime (Cambridge University Press, 2012, 336 pages).

La plupart des chercheurs ayant travaillé sur les régimes autoritaires du Moyen-Orient contemporain ont été confrontés à l’impossibilité de consulter les archives officielles, et cela en dépit de l’expiration des délais légaux de communicabilité. L’ouvrage de Joseph Sassoon sur le régime de Saddam Hussein constitue une exception remarquable à cette règle dans la mesure où l’auteur a pu accéder aux millions de documents capturés par les troupes américaines lors de l’occupation de Bagdad en 2003. Ce fonds se compose non seulement de documents écrits mais aussi d’enregistrements sonores de réunions présidées par Saddam Hussein lui-même. Sassoon offre ainsi une plongée au cœur de l’ancien pouvoir irakien, détaillant les structures et activités du parti Baas, des services de sécurité, de l’armée, et de la bureaucratie.

Structuré par son matériau documentaire plus que par une problématique spécifique, l’ouvrage est relativement descriptif. En outre, Sassoon se montre peut-être insuffisamment ambitieux en termes d’analyse comparative puisqu’il tend généralement à souligner la conformité de son étude de cas avec les analyses existantes des systèmes autoritaires et totalitaires, plutôt que de mettre l’accent sur les points où son matériau s’écarterait de ces analyses. L’auteur propose néanmoins une révision critique de certaines idées reçues sur le régime baasiste irakien. Là où ses prédécesseurs se concentraient sur la dimension répressive du régime, Sassoon met en exergue le déploiement, en parallèle, d’un vaste système de récompenses des éléments obéissants. Par ailleurs, les actes quotidiens de résistance à l’autoritarisme, méthodiquement recensés par les agences répressives, acquièrent ici une visibilité largement occultée par l’image de toute-puissance véhiculée par l’ancien régime et partiellement relayée par les travaux antérieurs. Sassoon récuse également l’idée d’un affaiblissement du parti Baas après la dévastatrice guerre du Koweït en 1991, soulignant notamment l’accroissement du nombre de ses membres jusqu’en 2003.

Plus contre-intuitive encore est la relativisation par l’auteur de la nature confessionnelle (sunnite) du régime, à laquelle Sassoon oppose la cooptation d’un nombre important de chiites et la profonde méfiance des autorités à l’endroit de toute manifestation de religiosité, qu’elle soit chiite ou sunnite. Sans que cela constitue réellement une surprise, Sassoon illustre ainsi avec une clarté inédite le caractère profondément opportuniste de la « Campagne de Foi » lancée en 1993 par un Saddam Hussein dont les convictions personnelles demeurèrent fondamentalement laïques jusqu’à la fin. Toujours dans le registre religieux et confessionnel, Sassoon note aussi l’absence, dans les documents étudiés, de référence à l’identité confessionnelle des individus, l’accent étant plutôt mis sur l’origine étrangère (en particulier iranienne) des éléments jugés peu fiables. L’auteur en conclut que pour l’ancien régime irakien, l’affiliation confessionnelle n’importait pas tant que la loyauté.

Pour logique que puisse paraître cette remise en cause de la lecture confessionnelle du système baasiste irakien, elle n’en est pas moins contestable. Le problème nous paraît résider d’abord dans la manière dont les sources sont abordées. Là où Sassoon semble suggérer qu’elles constituent une fenêtre sur l’essence profonde du régime, nous y voyons plutôt un matériau certes extrêmement riche, mais qui filtre néanmoins la réalité en vertus d’une série de codes propres à la bureaucratie concernée. Que la rationalité systématique de la bureaucratie moderne soit antithétique de l’arbitraire pur n’implique pas que ce dernier ne caractérise pas la pratique des régimes autoritaires se réclamant de cette rationalité. De même, le fait que les codes de la bureaucratie baasiste impliquent la mise à l’écart discursive des appartenances confessionnelles ne signifie pas que ces dernières ne sont pas implicitement prises en compte dans les faits. En Syrie par exemple, il semble que l’ingénierie confessionnelle complexe qui détermine les promotions dans la bureaucratie et l’armée ne trouve jamais à s’exprimer en tant que telle dans les documents internes ni même lors de réunions formelles. Outre la tradition laïciste du parti Baas, la raison d’un tel silence est évidente : un régime dominé par une minorité confessionnelle, et dont les rouages bureaucratiques intègrent nécessairement un nombre important d’éléments issus de la majorité, ne peut se permettre l’utilisation formelle d’une terminologie discriminatoire à l’égard de cette majorité. L’égalité des groupes confessionnels face au pouvoir est une fiction à laquelle personne ou presque ne croît, mais qui n’en est pas moins nécessaire à la survie du système.

La minimisation par Sassoon du caractère confessionnel du régime irakien contredit par ailleurs les données proposées par l’auteur quant à la composition des élites militaro-sécuritaires, au sein desquelles les membres des tribus sunnites sont ultra-dominants. Par exemple, ceux-ci commandent neuf des onze départements de l’Organisation Spéciale de Sécurité, la plus puissante des agences de répression du régime. On peut objecter que ces figures ont été désignées en vertu de leur affiliation familiale et tribale plutôt que confessionnelle, mais le résultat est le même puisque la sécurisation du régime par le recours aux réseaux de parenté aboutit de facto à la constitution d’un pouvoir sunnite. Cette réalité a des conséquences majeures sur lesquels Sassoon ne s’attarde guère, probablement parce qu’elles sont indicibles (et donc non formulées) par l’appareil bureaucratique. La principale de ces conséquences est la guerre totale que le régime est capable de mener contre une partie significative de sa population lors de l’insurrection chiite de 1991, guerre totale dont la condition structurelle de possibilité est précisément le fait que les principaux leviers de contrôle de l’appareil militaro-sécuritaire sont entre les mains de sunnites.

La récusation par Sassoon de la nature confessionnelle du régime convainc encore moins s’agissant de la gestion du fait religieux par Saddam Hussein. L’auteur met ainsi en vis-à-vis la méfiance du pouvoir à l’endroit de la religiosité chiite et son hostilité envers des courants sunnites tels que les Frères Musulmans et le wahhabisme. Il s’agit pourtant là de réalités très différentes : alors que le régime se défie d’interprétations spécifiques du sunnisme, c’est l’ensemble de la tradition chiite qui est perçu comme menaçant. En atteste une répression qui, de l’aveu même de Sassoon, dépasse les courants islamistes chiites politisés pour frapper également des pratiques strictement religieuses telles que des processions.

Au final, si l’ouvrage de Sassoon constitue un travail essentiel pour de futures recherches sur le régime baasiste irakien, il nous paraît enrichir, plus qu’il ne remet fondamentalement en cause, l’état des connaissances sur la question.

Thomas Pierret

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