À l’occasion de la parution du numéro d’hiver 2014-2015 de Politique étrangère consacré à la gouvernance d’Internet, Xavier de La Porte, rédacteur en chef de Rue89, s’entretient avec Julien Nocetti, coordinateur du dossier. (Voir l‘article original.)

nocettiCette année, qui s’achève par le vaste piratage des données de Sony Picture Entertainement, aura été celle des hackers. Sur fond de bras de fer entre la Corée du Nord et les États-Unis – avec la Chine sans doute en arrière-garde –, on a le sentiment que l’Internet est une vaste jungle sans règle et sans loi, où les pays, mais aussi des groupes d’intérêt plus ou moins obscurs, se livrent à une sorte de guérilla incompréhensible. Ça n’est pas faux.

Mais pendant ce temps-là, ont lieu d’autres manœuvres qui relèvent d’une diplomatie plus classique. Entre les suites de l’affaire Snowden et le NETmundial qui s’est déroulé à São Paulo en avril dernier, 2014 fut aussi une année intense pour les diplomates numériques du monde entier qui, pendant que nous pianotons inconsciemment sur nos claviers, négocient et œuvrent en permanence aux équilibres de cette nouvelle géopolitique.

Rue89 : Qui, aujourd’hui, gouverne l’internet ?

Julien Nocetti : Personne en particulier, même si les États-Unis conservent une position très privilégiée.

Actuellement, c’est l’ICANN (Internet corporation for assigned names and numbers, ou, en français, la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet) qui prend en charge la coordination du système des noms de domaine (les .com ou .fr par ex.). Mais pour le reste, le fonctionnement du Web (neutralité, contrôle des contenus, protection des données personnelles, etc.) n’est soumis à aucun traité international et la régulation se fait toute seule, selon un système dit « multi-parties prenantes » (ou multi-acteurs) inspiré par le libéralisme américain et dans lequel sont représentés les gouvernements, les acteurs privés et la société civile. C’est précisément ce que certains États voudraient changer, au nom du respect de leur souveraineté et d’une conception purement étatique, hiérarchique, de l’Internet.

A l’évidence, plus le nombre d’internautes augmente, plus la souveraineté des États est contrariée par la poussée des sociétés civiles qui utilisent ces moyens de communication instantanés, horizontaux et interconnectés pour faire entendre une autre « musique » que celle des autorités.

Mais réduire l’enjeu de la gouvernance de l’Internet à un choc entre les démocraties (qui défendent le système « multi-parties prenantes ») et les régimes autoritaires (qui défendent un souverainisme national) est réducteur. Les réalistes avancent que la reprise en main de l’internet par les États fait partie du cours de l’histoire : il s’est passé la même chose avec le télégraphe, le téléphone, la radio puis la TV.

Chacune de ces innovations a suscité l’une après l’autre de grands espoirs de démocratisation, avant d’être rattrapée puis dominée par des acteurs économiques et étatiques. Les optimistes invoquent que le temps du Web n’est pas celui de l’action de l’État. À raison : il n’est qu’à voir la puissance des réseaux dans les mobilisations des militants pro-démocratie de Hong-Kong ou des « printemps arabes », ou la dimension prise par l’affaire Snowden.

Que contrôlent les États-Unis et comment expliquer leur « puissance » ?

Si leur leadership est de plus en plus questionné, les États-Unis demeurent la puissance numérique par excellence. Ils combinent privilège historique d’avoir inventé le réseau, maîtrise des noms de domaine et du routage, conception des protocoles et standards techniques internationaux, avantage du « winner takes all » (principe selon lequel « le vainqueur prend tout » et qui se manifeste par la prééminence des acteurs économiques américains sur toutes les couches du réseau), stratégies diplomatique et militaire ayant depuis longtemps incorporé l’outil internet.

À bien des égards, l’Internet est à la fois le produit de la culture politique américaine et l’expression de sa tradition impériale. Cela conduit la diplomatie américaine à faire du positionnement sur l’Internet un facteur-clé de différenciation par rapport aux puissances émergentes autoritaires (surtout la Chine).

D’où l’agenda d’« Internet freedom » mis en avant par le Département d’État – l’équivalent de notre Ministère des Affaires étrangères – avec l’assentiment de la Silicon Valley.

Ce storytelling mettant l’accent sur les vertus « démocratisantes » de l’internet est bien souvent porté par un réseau de think-tanks dont la capacité de réaction et d’adaptation aux événements est sans commune mesure avec celle des Européens.

Parallèlement, la diplomatie du numérique américaine défend les intérêts économiques des grands acteurs américains de l’Internet et concourt à maintenir la suprématie militaire des États-Unis.

Vecteur d’influence juridique et linguistique sans précédent dans l’histoire, l’Internet permet aux États-Unis d’imposer au reste du monde leur propre conception du traitement des données personnelles, du respect de la vie privée, de la concurrence, etc. 70% des échanges de données numériques dans le monde transitent aujourd’hui par le territoire américain… (contre 5% par la Chine qui, pourtant, compte à elle seule plus d’internautes que les États-Unis et l’Europe réunis).

Vous êtes un spécialiste de la Russie. Comment comprendre le rôle de la Russie en matière de diplomatie numérique ?

Pour faire court : l’approche russe est dictée par les constantes de sa politique étrangère depuis dix ans. A savoir, défier le consensus international sur nombre de dossiers et contester partout où cela lui est possible la « domination » américaine.

Sans surprise, les considérations sécuritaires priment dans cette approche – d’ailleurs les responsables russes sont passés maître dans l’art de flouter la ligne de démarcation entre problématiques de gouvernance pure et questions de cybersécurité. Moscou milite pour l’internationalisation de cette gouvernance et son placement sous l’égide de l’ONU.

Globalement, les dirigeants russes conservent une vision anxiogène d’internet – « menace », « projet de la CIA » (dixit Poutine). Une vision en phase avec la conception russe des relations internationales, qui met l’accent sur ce qui est institutionnel, au détriment de ce qui menace l’organisation territoriale et politique existante.

On observe donc un très fort anti-américanisme dans le discours officiel – et, dans le même temps, une diplomatie du numérique tournée vers les États-Unis.

Et la France ?

Officiellement, la France est favorable à une gouvernance multi-parties prenantes et reconnaît le rôle central du secteur privé. Jusqu’à la nomination d’Axelle Lemaire [Secrétaire d’Etat chargée du numérique depuis avril 2014, ndlr], la diplomatie du numérique de la France est restée relativement discrète.

Une faiblesse majeure tient au positionnement du dossier numérique dans le dispositif diplomatique de la France : celui-ci ne devrait pas se réduire à une dimension étroitement économique (et hexagonale). Au regard des enjeux, l’investissement sur ce dossier reste insuffisant.

L’un des enjeux est donc, pour Paris, de concevoir une diplomatie du numérique ambitieuse :

  • d’une part en combinant les revendications de démocratisation de sa politique étrangère émanant de la société civile et les usages offerts par le web pour sa diplomatie publique ;
  • d’autre part en élaborant une doctrine sur la gouvernance de l’internet, compatible avec une politique industrielle dans ce domaine.

Ne pas adjoindre l’Allemagne à cette diplomatie serait une erreur : Angela Merkel a récemment pris la mesure de la « révolution » numérique… qui menace les libertés individuelles mais prépare le monde de demain.

Le constat fait à Paris est que l’ICANN a pris le lead sur la gouvernance de l’Internet, et que le risque est grand de voir l’organisation évoluer selon des logiques similaires à la FIFA par exemple (qui, installée en Suisse, impose ses règles de fonctionnement). La politique française demeure focalisée sur l’ICANN, au détriment de la multitude d’enjeux dont on a pris conscience avec l’affaire Snowden.

Malgré l’apparition d’un discours plus critique sur les évolutions de cette gouvernance, il reste difficile de sortir du cadre transatlantique. Associer la société civile à la réflexion des politiques reste à mon sens l’une des pistes que le gouvernement devrait sérieusement considérer.

Les Britanniques l’ont parfaitement compris et sont dotés en 2013 d’une commission multi-parties prenantes chargée de conseiller le gouvernement – avec succès.

Et qu’en est-il de l’ICANN ?

Avec l’annonce en mars dernier de confier la supervision des fonctions IANA (qui sont au cœur de la gestion des noms de domaine) à une structure « multi-acteurs », l’ICANN est opportunément revenue au centre des enjeux de la gouvernance de l’Internet. Deux processus d’une grande complexité traversent l’organisme californien :

  • L’amélioration de sa propre gouvernance interne, critiquée pour son manque de transparence et son absence de redevabilité (« accountability ») devant un quelconque organe représentatif ou souverain. La légitimité de l’ICANN est un débat ancien et trans-partisan puisqu’il agrège les pionniers libertariens de l’internet, hostiles à toute forme d’autorité politique sur l’internet, de plus en plus de pays et d’acteurs occidentaux, qui estiment que les évolutions sont inéluctables (et urgentes), et évidemment la plupart des États dits autoritaires et émergents aux économies numériques en forte croissance.
  • La question de la transition des fonctions IANA (gérées par l’ICANN via un contrat avec la NTIA). Ces deux agendas s’entrecroisent, les processus sont d’une extrême complexité – y compris pour les experts impliqués eux-mêmes ! – et les groupes de coordination et autres comités d’experts se multiplient… rendant l’ensemble très peu lisible.

En prenant une dimension qu’elle n’avait pas auparavant, l’ICANN, via son PDG Fadi Chehadé, a pris goût à la « grande politique »… Son intérêt pour les entretiens avec les ministres et chefs d’États est chose connue dans le milieu. Certains collaborateurs et experts en lien avec l’organisme m’ont exprimé mezzo voce l’autocratisme rampant du président.

D’autres voix laissent entendre leurs craintes quant à une « faillite » du modèle ICANN, laquelle a embauché plus de 200 personnes en un an et ouvert 30 bureaux de représentations dans plusieurs pays. Cela alors que le premier round d’allocation des nouvelles extensions n’a pas été aussi rentable que prévu.

Et quelles sont les tendances aujourd’hui ?

L’écosystème de cette gouvernance se complexifie à mesure que les sujets numériques abordés sont de plus en plus divers, et que le nombre d’enceintes où ceux-ci sont débattus ou négociés se multiplie… A cela s’ajoutent des initiatives étatiques comme le NETmundial de São Paulo.

Autrement dit, il y a encore beaucoup de travail pour rendre le sujet « gouvernance de l’Internet » abordable…

Traditionnellement très segmentée, la société civile a néanmoins réagi vivement à l’annonce, cet été, du lancement de l’« initiative NETmundial » par l’ICANN et le Forum économique mondial de Davos.

Serait ainsi récupérée à peu de frais la dynamique initiée par le NETmundial de São Paulo sous l’égide du gouvernement brésilien, sous un format qui a visiblement peu à voir avec le caractère « bottom-up » [une démarche ascendante, participative, ndlr] des négociations numériques. Il est désormais notable que certains parmi la société civile expriment le besoin de davantage de conflictualité dans les enceintes internationales – moins pour « renverser les tables » que pour redynamiser les processus démocratiques de gouvernance.

Cela dépend aussi d’autres facteurs. Il faut voir comment l’Union européenne évoluera sur le sujet. Les références au « colonialisme numérique » et au « complexe militaro-numérique » américain, les appels au démantèlement de Google, ne sont pas l’apanage de mouvements alternatifs mais émanent d’entrepreneurs, de parlementaires et de politiques européens (pour la plupart allemands et français).

Cela annonce-t-il des jeux d’alliances à géométrie variable entre l’UE et certains grands émergents ? Il faut guetter cela jusqu’au prochain Sommet mondial sur la société de l’information qui aura lieu dans un an.

Il faut voir également comment évoluera dans le temps la contre-réaction américaine aux révélations de Snowden. Depuis juin 2013 celle-ci s’est portée spécialement sur le storytelling : puisque les États, de par le monde, remettent en cause le postulat du contrôle américain sur le Web, c’est que ceux-ci souhaitent fragmenter, « balkaniser », l’internet mondial.

Or les stratégies commerciales des entreprises du Net elles-mêmes tendent à accentuer la fragmentation de l’espace public en ligne en créant des distorsions dans l’accès des internautes à l’information et au partage de contenus, c’est-à-dire en réduisant l’ouverture et le pluralisme qui ont fait toute la valeur de l’internet pour les citoyens. Là se situe un puissant ferment de contestation, qui gagne d’ailleurs certains pays européens.

Est-ce que la diplomatie numérique est un calque de la diplomatie traditionnelle des pays, dans laquelle on retrouve des alliances connues, des positions connues ?

Les chancelleries conservent ce « travers » : elles estiment que la souveraineté numérique n’est finalement qu’un avatar de la souveraineté et, à ce titre, mérite d’être discutée dans des enceintes internationales et disputée, le cas échéant, entre puissances.

Relativement peu d’appareils diplomatiques sont aujourd’hui capables de fonctionner en mode multi-parties prenantes. Dans le domaine numérique, c’est le cas des Etats-Unis, à l’évidence, et d’Etats qui leur sont proches diplomatiquement : Grande-Bretagne, Suède, Pays-Bas, Estonie.

À quoi pourrait ressembler l’Internet de demain, en termes géopolitiques ?

Une chose est certaine : l’Internet de demain ne ressemblera pas à celui d’aujourd’hui. Déjà, la puissance des moteurs de recherche diminue l’importance du système des noms de domaine ; l’informatique en nuage, les objets intelligents et la généralisation de l’internet mobile commencent à transformer radicalement les pratiques et engendreront de nouvelles perplexités quant aux contours de l’internet et de sa gouvernance.

Il est certain aussi que la situation restera sans issue si l’on s’en tient à deux conceptions générales opposées de l’internet : nouvel espace de liberté ou nouvel instrument de contrôle.

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