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L’article « La question albanaise » a été écrit par Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), et publié dans le numéro 1/1994 de Politique étrangère.

Dans tous les scénarios, plus ou moins réalistes, d’une extension éventuelle des hostilités de la Bosnie-Herzégovine vers le sud de la péninsule balkanique, l’Albanie joue un rôle-clef. Nation divisée (près de la moitié des Albanais se trouvent sur le territoire de l’ex- Yougoslavie), limitrophe de deux régions minées par des conflits ethniques du fait de la présence d’une majorité écrasante d’Albanais (au Kosovo surtout et, à un moindre degré, en Macédoine occidentale), confrontée à un voisinage difficile (la Grèce), voire hostile (la Serbie) et, de l’intérieur, par une surenchère nationaliste, l’Albanie présente de nombreuses incertitudes liées à des facteurs d’instabilité tant internes qu’externes.

Pays le plus pauvre des Balkans avec un PIB de 600 dollars par habitant en 1990 et le taux de natalité le plus élevé d’Europe (en moyenne six enfants par femme), l’Albanie est aussi, abstraction faite de la Turquie, l’unique pays européen à majorité musulmane (70 %). De plus, elle n’est entourée que d’États orthodoxes qui, sur le plan national, entretiennent des rapports tendus avec « leurs » minorités musulmanes (c’est le cas de la Grèce, de la Macédoine et de la Bulgarie), ou même conflictuels (Serbie et Monténégro).

Mais le particularisme albanais ne s’arrête pas là. En effet, depuis sa naissance en juillet 1913, l’Albanie — à la différence de l’ensemble de ses voisins — est tombée à plusieurs reprises sous la tutelle d’une puissance « protectrice » : l’Italie mussolinienne (puissance occupante entre 1939 et 1943), la Yougoslavie titiste (dont elle a failli devenir la
7e république), l’URSS de 1948 à 1961 (c’est à cette période que l’Albanie s’est dressée en champion du stalinisme) et la Chine de 1961 à 1978 (dont elle partage les critiques au sujet du « révisionnisme » soviétique). Chacune de ces quatre phases de « protection » s’est terminée par une rupture brutale et définitive suivie, en 1978, de la « reconquête » de l’autonomie nationale qui devait mener le pays directement à l’autarcie et au repli sur soi.

Aussi entre 1978 et 1988, l’Albanie s’est retrouvée complètement isolée, en désaccord, tant avec ses voisins qu’avec le reste du monde, et enlisée dans le système communiste le plus totalitaire qu’ait connu l’Europe de l’Est. Durant cette période d’isolationnisme effréné, qui va au delà même de la mort, le 11 avril 1985, d’Enver Hoxha à la tête de l’État depuis 1944, l’Albanie s’est enfermée dans une espèce de logique d’assiégée, hantée par l’idée que les
« impérialistes » américains, soviétiques et chinois menaçaient sa survie étatique. Or, ce complexe d’encerclement, absurde et néfaste pour le développement de l’État, n’était pas dû seulement à la nature paranoïaque du régime albanais, mais surtout aux conditions de sa création en 1913 et, en général, à l’attitude des voisins vis-à-vis des Albanais.

La genèse de l’irrédentisme albanais

La renaissance de l’Albanie (Rilindja), en tant qu’État indépendant, s’est produite dans le cadre de la seconde guerre balkanique (juin-juillet 1913) durant laquelle Grecs, Serbes et Monténégrins ont affronté la Bulgarie au sujet de la répartition des dernières possessions européennes de l’Empire ottoman (Albanie, Macédoine et Thrace). Ce dernier, vaincu lors de la première guerre balkanique (octobre 1912-mai 1913) s’était vu obligé, à la suite de la conférence de Londres, d’abandonner tous ses territoires des Balkans, à l’exception de la Thrace orientale. Mais si Grecs, Serbes et Bulgares ont tant bien que mal réussi à se partager, avec l’aval des grandes puissances, la Macédoine et la Thrace, il n’en est pas allé de même pour l’Albanie.

A la suite de la proclamation de l’indépendance albanaise et de la formation d’un gouvernement provisoire à Vlorë, le 28 novembre 1912, les représentants européens à la conférence de Londres (qui s’est tenue entre décembre 1912 et juillet 1913) ont d’abord opté pour une autonomie albanaise sous le contrôle de la Sublime Porte et, en même temps, pour l’octroi, à la Serbie, d’un accès à la mer Adriatique. Cependant, ils ne sont pas pour autant parvenus à arrêter le tracé des frontières albanaises. La défaite ottomane au printemps 1913 a rendu bientôt nécessaire une remise à plat de la question albanaise, déjà particulièrement inextricable à l’époque, et ce, pour deux raisons. D’une part, le Monténégro et la Serbie n’ont pas hésité à occuper toute la moitié nord de l’Albanie, tandis qu’au sud, la Grèce s’est emparée de l’Epire jusqu’à Gjirokastër et Vlorë. Grecs, Serbes et Monténégrins comptaient bien alors se partager toute l’Albanie, ainsi qu’ils avaient procédé pour la Thrace et la Macédoine. D’autre part, les puissances, siégeant à Londres depuis décembre 1912, se sont divisées sur la question albanaise. La France et la Russie, qui soutenaient les ambitions de la Serbie et de la Grèce, considéraient la nation albanaise comme une création artificielle, fabriquée de toutes pièces par Vienne. L’Autriche-Hongrie, en revanche, appuyée par l’Allemagne, craignait la formation d’une Grande Serbie et s’opposait à ce que Belgrade obtienne un accès à la mer Adriatique. Elle s’est donc prononcée en faveur d’un État-tampon albanais aussi vaste que possible, une position défendue par l’Italie qui avait, elle aussi, des ambitions hégémoniques sur cette zone.

Le 29 juillet 1913, sous les auspices de la médiation britannique, les diplomates ont tranché et adopté une formule de compromis, donnant naissance à la « Principauté souveraine héréditaire et neutre sous la garantie des grandes puissances », selon le titre officiel de baptême de la nouvelle Albanie. Cependant, la principauté albanaise (28 000 km2) ne devait regrouper qu’environ 800 000 habitants sur les 1,5 million d’Albanais recensés alors dans les Balkans ottomans. Le Kosovo et le pays d’Ohrid avaient, en effet, été attribués à la Serbie, les régions de Pec et de Djakovica au Monténégro, et l’Epire à la Grèce — une concession franco-russe à une Serbie privée d’accès à la mer Adriatique. Mais le problème des frontières n’était pas réglé pour autant. Une commission internationale a imposé le partage de l’Epire dont la moitié nord est revenue à l’Albanie, selon un tracé que ne devait garantir la Grèce qu’en 1923, pour le remettre plus tard à nouveau en question avant de le reconnaître définitivement en 1987. Depuis le compromis de Londres, qui a donné naissance à une « petite » Albanie au tracé de frontières défini seulement en fonction de considérations géopolitiques, un Albanais sur deux vit donc à l’étranger. C’est ainsi qu’est né l’irrédentisme albanais.

A peine créée, l’Albanie disparaît à nouveau de la scène européenne pour servir uniquement de zone de déploiement aux troupes de l’Entente et des puissances centrales, coupant le pays en deux, le long du « front d’Orient ». La renaissance albanaise, après la Première Guerre mondiale, s’est une fois encore heurtée aux intérêts géopolitiques de ses voisins. L’Italie d’abord, qui s’est arrogé un droit de protectorat sur l’Albanie lors du traité secret signé le 26 avril 1915 avec la Russie, la France et la Grande-Bretagne (qui régit l’entrée en guerre des Italiens aux côtés de l’Entente), espérait se voir confier un mandat sur cet État. La Grèce ensuite qui, le 29 juillet 1919, s’est emparée de l’Epire du Nord avec l’aval de l’Italie, dont elle soutenait les desseins mandataires. Le président Wilson, en revanche, considérait comme nulles et non avenues les promesses faites lors des traités secrets de la guerre. Sous la pression des États-Unis, l’Albanie — qui a obtenu le départ des troupes françaises et italiennes et s’est dotée d’une administration et d’un conseil national, quoique sous contrôle italien — a cependant été admise à la Société des Nations (SDN) en dépit du veto français contre cette décision et des protestations des Grecs et des Serbes, qui occupaient toujours le pays. Face au refus de la Grèce et de la Serbie de retirer leurs troupes du territoire albanais, et après de multiples incidents et des recours à La Haye et à la SDN, la France a obtempéré et reconnu en commun avec la Grande-Bretagne, le Japon et l’Italie, le 9 novembre 1921, l’État albanais dans ses frontières de 1913, après avoir cédé une nouvelle fois à Belgrade la région du Kosovo. Un million d’Albanais ont alors été absorbés par le royaume des Serbes, Croates et Slovènes.

L’indépendance albanaise était pourtant loin d’être garantie. Les traités italo-albanais des 27 novembre 1926 et 22 novembre 1927, établissant une protection italienne sur le statut politique, juridique et territorial de l’Albanie, ont préparé le terrain à une occupation rampante. Rome a dépêché sur place conseillers diplomatiques et militaires, exercé son contrôle sur la vie économique et s’est bientôt assuré de la quasi-totalité des exportations albanaises. L’Albanie, en tant qu’État indépendant, disparaît de nouveau de la scène européenne le 7 avril 1939, date à laquelle l’Italie mussolinienne a envahi le territoire de son voisin outre-Adriatique, après que le roi Zogu (qui s’est enfui en Grèce à partir du
9 avril) a décliné « l’offre » à l’Anschluss présentée par Rome à la fin du mois de mars. L’ironie du sort veut que l’Albanie a dû attendre d’être occupée, d’abord par l’Italie, puis par l’Allemagne, pour voir son territoire s’étendre à toutes les régions balkaniques peuplées par une majorité albanaise, de l’Epire du Sud au Monténégro, à la Macédoine occidentale et jusqu’au Kosovo. Cette donnée, ainsi que la création, en avril 1944, d’une division albanaise SS-Skanderbeg, ont largement contribué à discréditer l’idée d’une
« Grande Albanie », et ce, en particulier, à Belgrade et Athènes. Le territoire albanais a
en effet servi de point de départ aux troupes italiennes lors de l’invasion de la Grèce le
28 octobre 1940. Cet élément devait empoisonner les relations gréco-albanaises pendant plus de quarante ans et justifier, aux yeux des Grecs, les revendications d’Athènes sur
« l’Epire du Nord » : il faudra en effet attendre 1987 pour voir les deux voisins mettre fin à l’état de guerre et reconnaître leur frontière commune. En revanche, au sortir de la guerre, les relations avec Belgrade se sont améliorées, grâce à la coordination des mouvements de résistance dirigés de concert par Tito et Hoxha dès 1943. Du fait de cette coopération — et sous la pression de Belgrade — le Parti communiste albanais (PKSH) a renoncé à la
« Megali Idea » et donné son accord au retour à la situation territoriale de 1923, en dépit du mouvement de résistance, réprimé par Tito, des Albanais du Kosovo qui protestaient contre leur réincorporation dans l’État yougoslave.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la restauration de l’indépendance albanaise s’est heurtée une nouvelle fois à des obstacles extérieurs, dus, cette fois-ci, et à la différence de 1913-1920, au désintéressement total des grandes puissances. La question albanaise n’a été inscrite à l’ordre du jour d’aucune des trois grandes conférences de Téhéran, Yalta et Potsdam. De même, le partage des Balkans en sphères d’influence, fixé en tous points par Churchill et Staline, le 10 octobre 1944, « a oublié » l’Albanie. Tirana n’a pas non plus été admise à l’ONU et ne devait pas être invitée à la conférence de paix de Paris (29 juillet 1946-10 février 1947), ni même, bien que dotée d’un gouvernement communiste, convoquée lors du congrès de fondation du Kominform. A toutes ces occasions, l’Albanie a dû se faire représenter par la Yougoslavie qui, en tant que premier pays à l’avoir reconnue le 28 avril 1945, s’est arrogé le droit de prendre en charge ses intérêts. A cette période, les relations entre les deux États étaient au beau fixe. Outre un traité d’amitié et de coopération, Tirana et Belgrade ont signé quelque 27 traités bilatéraux, par le biais desquels la Yougoslavie a pris le contrôle, tout au long des années 1944-1948, de la politique étrangère, militaire et commerciale de l’Albanie. Cette dépendance aurait d’ailleurs pu se solder par une incorporation de l’Albanie dans l’État yougoslave en tant que 7e république, si la rupture entre Tito et Staline, en 1948, n’avait pas mis fin à l’attitude pro-yougoslave de Hoxha, qui s’est alors rapproché et inspiré totalement de la personnalité de Staline, dont le « style » de gouvernement devait imprégner la politique intérieure albanaise jusqu’à la fin des années 1980.

La rupture avec la Yougoslavie, entraînée non seulement par la croisade « antititiste » de Staline mais aussi par la répression qui s’est abattue sur le Kosovo (orchestrée par le ministre serbe de l’Intérieur, Aleksandar Rankovic), et l’absence de rapports avec la Grèce, du fait de l’immixtion albanaise dans la guerre civile grecque (1947-1949) et de la question de « l’Epire du Nord », ont contribué à isoler l’Albanie dans les Balkans, et ce, jusqu’à la fin des années 1980. L’évolution des relations avec la Yougoslavie est restée soumise à celle du traitement infligé aux Kosovars, dont le sort n’a commencé à s’améliorer qu’après la chute d’Aleksandar Rankovic (1966) et surtout après l’instauration d’une province autonome au Kosovo (1974-1989) et la création d’une université à Pristina. La position de Tirana sur le problème du Kosovo ne devait plus se modifier jusqu’à nos jours : l’Albanie ne remet pas en cause les frontières avec la Yougoslavie, mais revendique le droit des Albanais du Kosovo d’obtenir un statut égal à celui des autres nations yougoslaves, à savoir le rang d’une nation constitutive au sein d’une république de l’État yougoslave. […]

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