Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Laurence Bindner propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Thomas Hegghammer, Jihadi Culture: The Art and Social Practices of Militant Islamists (Cambridge University Press, 2017, 288 pages).

Alors que la recherche sur les groupes djihadistes privilégie habituellement les analyses historiques, opérationnelles ou doctrinales, cet ouvrage collectif en défriche un aspect méconnu : la culture et les pratiques sociales.

À travers sept champs d’étude explorés par dix spécialistes, Hegghammer éclaire le phénomène djihadiste à l’aune des préoccupations artistiques et esthétiques (poésie, musicologie, iconographie, cinématographie) de quelques groupes transnationaux, ainsi qu’à travers leurs us et coutumes (interprétation des rêves, martyrologie, pratiques non militaires – religieuses en particulier, ou d’autres plus surprenantes, comme les pleurs), des années 1980 aux années 2010.

L’exploration de ces champs souligne plusieurs aspects du djihadisme. La volonté de se poser comme héritier d’un islam des origines s’exprime dans tous les domaines artistiques. À titre d’exemple, les visuels de combattants en habits traditionnels mais à l’armement moderne révèlent la recherche d’une légitimité religieuse en illustrant la filiation entre passé et présent. L’adversité, l’appartenance à un cercle d’« élus » pratiquant un islam authentique est valorisée, notamment dans les textes poétiques. L’omniprésence de la martyrologie, esthétisée et désirée (les pleurs exprimant entre autres la déception de n’avoir pas encore été martyr) en confirme la centralité dans l’engagement djihadiste, au même titre que celle de la ferveur religieuse (pratique zélée, interventionnisme divin dans le réel ou les rêves…).

Les productions culturelles ont évolué avec le temps : l’audiovisuel, peu prisé auparavant, tient désormais une place de choix. Elles ont, de plus, intégré le progrès technologique et, fait remarquable, incorporé une altérité tant en provenance de l’Occident (rythmes musicaux, iconographie de « super-héros »…) que d’autres courants de l’islam, pourtant décriés (martyrologie soufie ou chiite). Cet effort d’adaptation peut s’expliquer par l’utilisation pragmatique des éléments culturels : les leaders djihadistes ont en effet conscience qu’ils mettent en jeu des moteurs émotionnels puissants et universels, plus susceptibles que l’intellect d’engendrer un militantisme et de renforcer une détermination à agir, comme l’écoute d’un nashid avant une opération-suicide. De plus, la prégnance de ces activités dans la mouvance djihadiste contribue à la construction d’une véritable identité culturelle, resserrant le lien d’appartenance au groupe autour de références communes, lien d’autant plus crucial que les djihadistes sont souvent en rupture avec leur environnement.

L’étude d’une culture djihadiste peut poser question : doit-on s’y pencher, au risque d’en humaniser les protagonistes ? L’ouvrage ne porte, à cet égard, nul regard complaisant. Les exposés, très descriptifs (parfois même techniques), ne perdent de vue ni le contexte, ni l’objectif totalitaire des groupes djihadistes, et constituent une source de connaissances substantielles sur leurs mentalités, leurs mœurs et leurs obsessions. Leur lecture s’inscrit donc dans la compréhension globale du phénomène et pourra alimenter la réflexion des autorités dans plusieurs domaines (contre-argumentaires, évaluation d’un stade de radicalisation ou d’une ancienneté dans la mouvance, voire possibilité d’infiltrer un groupe). Dans l’optique d’élargir l’étude de ces thèmes, Hegghammer pose de solides jalons.

Laurence Bindner

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