Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Anne de Tinguy propose une analyse de l’ouvrage de Tatiana Kastouéva-Jean, La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, 2018, 352 pages).

Alliant une excellente connaissance de son pays d’origine à une grande rigueur, Tatiana Kastouéva-Jean propose ici une analyse fine, sans concession mais sans polémique, des évolutions russes post-soviétiques. Destiné à un large public, cet ouvrage intéressera aussi le chercheur qui y trouvera des pistes de réflexion sur les mutations et dynamiques en cours, et sur l’articulation entre affaires intérieures et extérieures.

Une grande partie des Russes – 48 % des jeunes – pensent que leur pays va dans la bonne direction et soutiennent Vladimir Poutine. Ils saluent la hausse du niveau de vie des années 2000, le rétablissement de l’autorité de l’État après les désordres des années 1990 et plus récemment le retour de la puissance russe sur la scène internationale. Ils considèrent que le régime politique « semi-autoritaire » mis en place par Vladimir Poutine correspond à la voie spécifique dont leur pays a besoin, et soulignent les capacités de résilience dont celui-ci fait preuve depuis 1991. Cahin-caha, la Russie a en effet résisté à plusieurs crises économiques. Grâce à la modernisation de son outil militaire, elle a retrouvé dans le monde une crédibilité. Dans certains secteurs, comme le spatial et le nucléaire civil, elle reste un acteur majeur. Quant à l’annexion de la Crimée, elle est quasi unanimement perçue comme « un juste retour des choses après l’humiliation des années de transition ».

Au fil des pages et de statistiques qui sont, pour certaines, « impitoyables », le lecteur comprend que l’analyse ne peut s’arrêter là. Il découvre un pays qui continue à être en quête d’identité et qui peine à relever les immenses défis auxquels il est confronté. La modernisation apparaît comme l’un des plus sérieux. La Russie n’a toujours pas mené à bien les réformes structurelles nécessaires à la diversification de son économie : elle reste une économie de rente faiblement productive. Les investissements sont insuffisants ; les disparités régionales (économiques, sociales, démographiques) bousculent la cohésion territoriale ; dans le domaine scientifique et technologique, le pays est en perte de vitesse. Ces vulnérabilités sont aggravées par les évolutions démographiques. Dans le domaine social, les inégalités sont « criantes » et représentent « probablement l’un des plus grands échecs » de Vladimir Poutine. Dans moult domaines, les fragilités apparaissent ainsi patentes et les réformes ne se font pas, ou peu.

Pourquoi cette inertie ? La nature du régime est une clé d’explication. Tatiana Kastouéva-Jean met en cause un pouvoir hanté par une éventuelle révolution de couleur, qui redoute de s’engager dans une voie risquant de le dépasser et de l’emporter, comme ce fut le cas lors de la perestroïka gorbatchévienne. Elle dénonce une corruption qui est d’autant plus forte que la justice n’est pas indépendante. Le rapport à l’Occident est un autre défi majeur. L’auteur évoque une « véritable hystérie anti-occidentale, abondamment alimentée par la propagande » qui encourage l’idée de forteresse assiégée. Pourtant, les liens avec l’Occident continuent à être structurants, et l’Asie, de fait, n’est que partiellement une alternative, d’autant que le différentiel de puissance économique et financière avec la Chine ne cesse d’augmenter.

En dépit des atouts de cet État-continent, les tendances sont, on le voit, contradictoires. Ce que découvre ici le lecteur, c’est une Russie paradoxale dont l’avenir est incertain.

Anne de Tinguy

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