Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2018 de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. François Chaubet, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre, propose une analyse de l’ouvrage de Sabine Jansen, Les boîtes à idées de Marianne. État, expertise et relations internationales en France
(Le Cerf, 2017, 768 pages).

Issu d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), cet ouvrage marque un petit événement historiographique, en présentant l’une des toutes premières recherches de fond consacrées par la discipline historique (la science politique, de son côté avec Marc Patard, a livré une grosse contribution) à la question de l’expertise française dans le domaine des relations internationales. Ce terrain, déjà très défriché aux États-Unis par la recherche locale (depuis les travaux de David C. Engerman, et plus récemment ceux de Paul Dickson sur la Rand), ou étrangère (on songe au dernier livre de Justin Vaïsse consacré à Zbigniew Brzezinski[1]) restait en France largement terra incognita.

Grâce à une documentation exemplaire (les diverses archives publiques françaises et étrangères, notamment américaines, et de superbes archives privées remises par Thierry de Montbrial, le fondateur de l’Institut français des relations internationales – Ifri – en 1979), Sabine Jansen nous restitue brillamment la genèse et le développement de ce monde expert français entre les années 1935 et 1985. La démonstration s’avère constamment rigoureuse, en vertu du croisement très réussi des nombreuses sources – où l’archive orale a aussi sa part –, de l’analyse subtile des logiques d’acteurs (institutionnelles en général, parfois plus politiques ou personnelles) et du souci constant de replacer son objet dans les contextes plus globaux des grandes évolutions politiques et internationales traversées par la France.

Le livre propose trois grands axes de réflexion. Le premier, central, touche à la laborieuse mise en place de cette expertise, et à l’analyse très fine des difficultés rencontrées, qui tiennent principalement à la structuration particulière de l’État en France, et au jeu des élites étatiques. Le second axe porte sur l’auscultation d’un (petit) milieu, de ses ancrages sociologiques et intellectuels, de ses réflexes professionnels. Enfin, le troisième axe de réflexion esquisse une histoire transnationale de l’expertise dans le domaine des relations internationales.

Le cœur du livre examine l’institutionnalisation délicate de l’expertise en matière de relations internationales sur un temps long, rythmée en quatre grandes périodes : la naissance en 1935 du Centre d’études de politique étrangère (CEPE) ; la longue période d’après-guerre jusqu’au début des années 1970 où le CEPE prolonge son existence mais en s’affaiblissant constamment ; la création du Centre d’analyse et de prévision (CAP) au ministère des Affaires étrangères en 1973, et sa tentative de renouveler intellectuellement et politiquement l’expertise ; la fondation enfin de l’Ifri par Thierry de Montbrial en 1979, nouveau think tank davantage ouvert aux demandes du secteur privé. Un premier point commun court cependant sur toute la période, qui explique dans une large mesure chacune des reformulations institutionnelles. Il s’agit, en effet, à chaque fois, de la nécessité de comprendre un monde aux repères devenus de plus en plus flous.

En 1935, la montée des dangers internationaux exige la création du CEPE, dont le travail peut-être le plus prestigieux aura été l’élaboration (en partenariat avec Chatham House) du fameux projet franco-anglais de 1940 « d’association perpétuelle ». Après 1945, la construction européenne et les problèmes de décolonisation suscitent les demandes d’expertise auprès de ce même organisme. Les années 1973-1974, où se crée le CAP, sont celles du choc pétrolier et des nouveaux problèmes économiques internationaux. Enfin, le début des années 1980 est marqué par l’affirmation des acteurs transnationaux (notamment par l’accélération du mouvement d’internationalisation des grandes entreprises), et la montée de nouveaux acteurs diplomatiques (la République islamique d’Iran, la Corée du Sud). Et Sabine Jansen, qui a retrouvé une partie des archives du CEPE, nous décrit de manière très vivante et précise ces étapes successives.

Deuxième point commun à cette généalogie : les difficiles relations entre ces organismes et l’appareil d’État, à l’exception sans doute du premier CEPE des années 1930. L’analyse remarquable de la destinée du CAP entre 1973 et 1979 illustre à merveille ce constat. Durant ces années, le premier « directeur » du CAP, Thierry de Montbrial, se bat pied à pied avec l’administration du Quai d’Orsay afin de réaliser (quadrature du cercle il est vrai) une expertise d’État qui soit, en partie, indépendante des appareils administratifs. En cherchant à renouveler intellectuellement (souci de la prospective de moyen terme, audace de certaines propositions) et méthodologiquement (unir recherche fondamentale et appliquée) l’expertise des relations internationales, le futur fondateur de l’Ifri bouscule une grande partie d’un Quai attaché à garder son monopole d’expert. Jusqu’alors le CEPE n’avait pas cherché à jouer le jeu de la concurrence intellectuelle et politique avec le ministère des Affaires étrangères. Il s’était contenté d’être une bonne officine universitaire capable de fournir des connaissances générales au pouvoir politique ; ou, comme après 1945, d’élaborer des productions plus utilitaires quand le pouvoir d’État formulait des demandes précises (notamment le pouvoir gaulliste sur la question de la sortie de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord – OTAN).

Sabine Jansen propose ainsi une réflexion de fond sur l’État savant en France, et le poids capital de la haute fonction publique dans l’expertise (même si le Quai n’est pas au sens strict un « grand corps »). Sa passionnante analyse du parcours d’entrepreneur institutionnel réalisé par Thierry de Montbrial dans les années 1970 montre bien que, si ce dernier a pu réussir, il le doit à une rare maîtrise des réseaux économico-administratifs (il est constamment soutenu par le réseau des X-Mines, évidemment très présent dans l’industrie et dans divers ministères), des réseaux politiques et intellectuels français (il est proche du centre-droit) et américains (de la fondation Ford à la Trilatérale organisée par David Rockefeller, ou aux hommes du German Marshall Fund), qui l’aident à surmonter les obstacles dressés par la haute administration mais aussi ceux opposés par divers concurrents universitaires (Charles Zorgbibe, Jean-Baptiste Duroselle…).

En vertu de la « force des liens faibles » (Mark Granovetter), le fondateur de l’Ifri traverse ces différents milieux sans être captif d’aucun, tout en leur empruntant utilement. Par sa trajectoire individuelle, qui cherche la fécondation réciproque de divers milieux (c’est là d’ailleurs la définition sociologique et politique du think tank à l’anglo-saxonne), il illustre plutôt le mode de fonctionnement des élites américaines, perméables les unes aux autres. Un peu comme le sociologue Michel Crozier, grand entrepreneur institutionnel dans son domaine, Thierry de Montbrial sut incarner la position de « l’outsider de l’intérieur ». Pourtant, même si l’Ifri a réussi à imposer l’image d’un think tank indépendant, aux productions largement diffusées (le célèbre rapport Ramses – Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies –, dont le premier numéro, en 1981, est diffusé à 8 000 exemplaires), le poids des subventions publiques (75 % de son budget d’alors), le rôle intellectuel des hauts fonctionnaires mobilisés en force pour réaliser Ramses, attestent de liens restés très forts avec l’État et sa technostructure savante.

Le deuxième axe du livre repose sur une analyse sociographique des hommes, et d’un milieu avec son mode de fonctionnement. Les différentes compositions du CEPE sont habilement brossées, de Louis Joxe et Étienne Dennery, ses premiers secrétaires généraux, à Jacques Vernant, leur successeur de l’après-guerre. Dans l’histoire du déclin d’une institution, on pourrait lire en creux, si on le voulait, le constant affaiblissement de l’université française, qui manque de personnalités qualifiées dans bien des domaines, celui de la réflexion stratégique et militaire au premier chef, à l’exception d’un petit volant humain (Jean Klein, Raymond Aron, le général Beaufre). À tout le moins pourrait-on relever sa difficulté patente à intégrer les relations internationales dans ses cursus dans l’après-guerre. On le sait, en matière universitaire, l’innovation vient traditionnellement des marges (Collège de France, Sciences Po, la VIe section des Hautes études qui devient l’École des hautes études en sciences sociales en 1975), et il n’est pas anodin que le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) soit créé en 1952 au sein de Sciences Po, au moment même où le CEPE échoue dans son rapprochement avec la rue Saint-Guillaume. Il faudra attendre le début des années 1970 pour que le monde universitaire commence à sortir de sa torpeur institutionnelle et propose enfin plusieurs formations (à Paris I avec le Centre d’études politiques de défense – CEPODE – et le Centre d’études de recherches et de documentation sur le désarmement – CEREDE). L’étude du milieu de l’Ifri donne lieu à de très intéressants aperçus sur le renouvellement générationnel en cours, avec des membres aux parcours de formation plus internationaux qu’auparavant (Pierre Lellouche, Albert Bressand, Dominique Moïsi, Bassma Kodmani…).

Enfin le livre propose les jalons d’une histoire transnationale de l’expertise dans le domaine des relations internationales, historiographie à laquelle participent aussi Ludovic Tournès ou Nicolas Guilhot avec leurs études dédiées à l’histoire des fondations américaines. Les États-Unis demeurent, sur le plan organisationnel et intellectuel, la grande référence pour les experts français. Si Sabine Jansen analyse les liens entre le CEPE et Chatham House avant 1940, elle se penche surtout sur le côté américain, en examinant le rôle des fondations d’outre-Atlantique pour aider le CEPE initial, puis l’Ifri, ou en notant l’inspiration apportée par le National Security Council pour fonder le CAP. Sur ce terrain déjà assez balisé, le livre apporte sa contribution à l’examen de milieux d’experts qui utilisent leurs participations à toute une série d’activités transnationales (centrées sur les États-Unis toutefois) pour mieux s’imposer sur la scène locale. Les carrières d’un Dominique Moïsi ou d’un Pierre Lellouche sont révélatrices de cette stratégie. Sabine Jansen évoque également avec beaucoup de justesse le rôle de la fondation Ford dans l’émergence de l’Ifri, en évaluant à la fois ses mérites (une grande prudence dans le magasin de porcelaine que représente le petit monde de l’expertise française, mais un soutien décisif dans le financement des études sur la sécurité), et ses lacunes (la Ford ne connaît pas toujours très bien le monde français).

Incontestablement, cette histoire sur le long terme du think tank « à la française » dans le domaine des relations internationales, adapté par nécessité au fonctionnement d’un État resté plus puissant que dans bien d’autres pays, retiendra toute l’attention des spécialistes. Par sa rigueur d’analyse (notamment une forte conclusion qui revient sur le champ français des think tanks en général, et de l’Ifri en particulier, pour en soupeser les limites), sa richesse archivistique, l’allant de ses démonstrations, ce livre fera date dans un champ d’étude encore en voie de défrichement qui mêle histoire politique, histoire administrative et histoire des relations internationales dans sa dimension intellectuelle. Cette passionnante combinaison de thèmes ici rassemblés suffit à dire l’importance de ce livre.

François Chaubet

[1]. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension dans le numéro d’automne 2016 de Politique étrangère (n° 3-2016), p. 158-159.

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