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L’article « L’évolution de l’idée de supranationalité » a été écrit par l’ancien sénateur Jean Maroger dans le numéro 3/1956 de Politique étrangère.

Chacun a pu constater que, dans le communiqué consacré à l’Euratom du Comité que préside M. Monnet, le mot « supranational » avait disparu.

On m’a dit, dans le même sens, que nos amis du Mouvement européen avaient également pris comme consigne de ne plus parler de « supranationalité ».

Je ne sais si la chose a disparu avec le mot ; je ne sais par quoi on entend remplacer la chose ; j’en conclus simplement que la question est posée : la révision de la notion de supranationalité.

Rappelons donc l’objectif des partisans du « supranational ». Ils partent de la constatation de Y inefficacité des organismes internationaux qui étudient des problèmes pour le compte commun et font des recommandations aux États : le type en est l’O. E. C. E.

Ils réclament la création d’organismes supranationaux auxquels les États abandonnent une partie de leur souveraineté et qui l’exerceront à leur place, d’abord dans des domaines précis — cas du marché commun du charbon et de l’acier — puis peut-être dans des domaines plus généraux : politique extérieure, marché commun généralisé, comme dans le cas de la Communauté politique.

Cette doctrine a pris corps et forme dans la Communauté [européenne du Charbon et de l’Acier.

Les pouvoirs abandonnés par les six pays ont été transférés à une Haute Autorité, collège de neuf sages européens désignés par les six gouvernements, Haute Autorité qui, dans les matières de sa compétence, a le pouvoir et la responsabilité de prendre des décisions, applicables de plein droit aux six États et à leurs ressortissants.

On sait que le traité s’est préoccupé de concilier les intérêts nationaux avec les objectifs supranationaux assignés à la Haute Autorité. Et c’est ainsi qu’un Conseil des ministres nationaux a été institué, dont l’avis préalable est requis pour les décisions tant soit peu importantes de la Haute Autorité. Mais, sauf dans des cas très limités où la décision de la Haute Autorité doit être conforme à l’avis du Conseil des ministres, la Haute Autorité n’est pas liée par cet avis, donné à une majorité, suivant les cas, qualifiée ou non. Ce qui veut dire que la Haute Autorité peut passer outre à l’avis d’une minorité et même de la majorité des six gouvernements.

Enfin, la Haute Autorité fonctionne sous le contrôle d’une Assemblée, actuellement désignée par les six Parlements. Mais, statutairement, ce contrôle n’est qu’un contrôle a posteriori. Une fois l’an, au mois de mai, la Haute Autorité soumet à l’approbation de l’Assemblée un rapport sur son activité pendant l’année précédente. C’est-à-dire que l’Assemblée statue sur des faits qui sont vieux de six à dix-huit mois, et sur des décisions qui sont déjà entrées en application.

En outre, l’Assemblée a le droit, à une majorité qualifiée (deux tiers des suffrages exprimés et majorité des membres composant l’Assemblée), de démissionner la Haute Autorité. Et, en ce sens, elle est souveraine, et elle est seule à avoir ce pouvoir : les gouvernements ne l’ont pas, même vis-à-vis des membres de la Haute Autorité pris individuellement. Mais ce n’est pas l’Assemblée qui désignera une nouvelle Haute Autorité. Ce sont les gouvernements.

Tel est le mécanisme. Il fonctionne depuis plus de trois ans. Quelles leçons peut-on tirer de cette expérience ?

Pour ma part, j’en tire d’abord deux enseignements.

Le premier — et j’y reviendrai plus en détail tout à l’heure — c’est qu’on se leurre sur la réalité des pouvoirs d’une organisation supranationale.

On peut donner à une Haute Autorité, à une Assemblée, des pouvoirs de souveraineté ; autre chose est de les avoir, autre chose est de les exercer. Et on constate qu’un organisme, si largement doté de pouvoirs qu’il soit dans ses statuts, devient extrêmement prudent pour les mettre en œuvre, dès qu’il sent qu’il va entrer en conflit avec les réalités nationales. Je poserai volontiers comme axiome qu’il n’y a pas de décisions internationales valables, c’est-à-dire susceptibles de se réaliser dans les faits, autres que les décisions d’unanimité ; plus exactement, car ce n’est pas tout à fait la même chose, autres que les décisions mûrement élaborées par un organisme indépendant et qui sont finalement acceptées, avalisées, par tous les États de la Communauté.

Le problème, selon moi, revient alors à déterminer l’organisation qui permettra le mieux d’aboutir à ces solutions d’unanimité, c’est-à-dire qui permettra de les dégager d’abord, de les faire accepter ensuite.

Si on pose ainsi le problème, on peut alors reconnaître que les Européens ont raison quand ils considèrent qu’un Conseil des ministres nationaux est congénitalement incapable de dégager de telles solutions : chaque ministre arrive imbu des revendications de ses administrés, prisonnier du point de vue national, et il lui est très difficile de transiger.

En outre, si on donne à un tel Conseil le pouvoir de statuer à la majorité, c’est-à-dire d’imposer une solution en échappant au veto de tel ou tel pays, les droits, les intérêts de la minorité ne sont nullement sauvegardés : la Communauté est à la merci d’une coalition d’intérêts politiques ou économiques.

Que ce Conseil des ministres s’entoure au préalable d’un collège d’experts ne change rien, ou peu de chose, car, en dernière analyse, c’est le Conseil qui devra prendre la décision.

Je considère qu’il est indispensable de confier à un organisme commun, indépendant des gouvernements, échappant à la pression des intérêts nationaux, la tâche de dégager pour des problèmes européens des solutions européennes qui soient sages, raisonnables, mûrement réfléchies et préalablement discutées en commun.

Cet organisme doit être plus qu’un collège d’experts ou qu’un secrétariat. Car finalement c’est lui qui, sous des conditions que nous verrons tout à l’heure, aura à prendre la responsabilité des mesures étudiées et à les traduire en actes.

A cet égard, l’expérience de la C. E. C. A. apporte un deuxième enseignement : c’est que la forme « Haute Autorité » — ce collège de neuf sages mi-apatrides, mi-nationaux — est une forme satisfaisante, que son recrutement est possible et son fonctionnement satisfaisant.

Je n’en connais pas la vie intérieure, mais elle reste discrète ; la Haute Autorité apparaît unie et élabore des doctrines cohérentes. Elle a survécu à l’épreuve d’un changement de président et à la succession de deux personnalités de nature, de tempérament très différents. C’est un outil très convenable pour une tâche d’administration, de coordination, de réglementation.

D’autre part, mon sentiment est qu’il ne faut pas multiplier les Hautes Autorités : je ne crois pas que le recrutement puisse en être indéfini. Je redoute aussi les frictions entre Hautes Autorités et les difficultés de délimiter leurs pouvoirs. Par contre, je pense qu’une seule Haute Autorité peut très bien s’acquitter de tâches multiples. Je verrais très bien la même Autorité pour la C. E. C. A., le Marché commun, l’Euratom, comme je l’aurais vu pour la C. E. D. Je ne crois pas à la nécessité d’une spécialisation technique de la Haute Autorité. Ni M. Monnet, ni M. René Mayer ne sont des techniciens du charbon et de l’acier.

Elle peut s’occuper de plusieurs domaines : il suffit de démultiplier les services. Au fond, c’est un gouvernement, un ministère international à neuf têtes.

En résumé, j’approuve la formule « Haute Autorité », organisme commun à six nations chargé d’une tâche ou d’une série de tâches bien déterminées.

Reste la question de savoir où il faut placer cet organisme pour qu’il soit le plus efficace dans la hiérarchie des institutions internationales. […]

Lisez l’article en entier ici.

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