La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Les guerres commerciales de Trump : haro sur le multilatéralisme », écrit par Jean-Marc Siroën, professeur de science économique à l’université Paris-Dauphine, et paru dans notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 4/2018), « Le Brexit dans tous ses états ».

Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste. À la surprise presque générale, il a commencé à l’appliquer. La négociation du Traité transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TTIP) avec l’Union européenne (UE) n’avait pourtant pas attendu son élection pour être suspendue et l’accord de Partenariat Trans-Pacifique (TPP), signé sous l’administration Obama, avait peu de chances d’être un jour ratifié par le Congrès. Mais de là à dénoncer puis renégocier les traités de libre-échange avec le Canada et le Mexique (ALENA), la Corée, et à se lancer dans une guerre tarifaire contre la Chine et ses alliés canadiens, européens ou japonais, il y avait un pas à franchir.

Le terme de guerre commerciale implique un affrontement qui, pour ne pas être sanglant, n’en est pas moins farouche. Les décisions prises par Trump en 2018 furent-elles des déclarations de guerre ? Oui, en ce sens que les engagements, accords, traités internationaux étaient sinon violés du moins contournés ou dénaturés, appelant soit des soumissions (Corée, Mexique et finalement, Canada) soit des représailles.

Cette tension commerciale est paradoxale car elle survient en même temps qu’une forte croissance américaine amplifiée par une politique fiscale procyclique. Le traumatisme des années 1930 avait en effet laissé croire que les phases protectionnistes se superposaient aux phases de dépression. Mais à regarder l’histoire de plus près, cette expérience, aussi traumatisante fut-elle, ne peut être généralisée. Avant la Première Guerre mondiale, l’Europe continentale et les États-Unis pratiquaient des tarifs élevés, certes adoptés à la suite d’une dépression (en France, les tarifs Méline de 1892) mais qui avaient été maintenus une fois la croissance revenue. La loi Hawley-Smoot (1930), référence historique du protectionnisme des années 1930, est bien postérieure au krach de
Wall Street, mais son adoption par la Chambre des représentants lui était antérieure.

Bien plus tard, alors que les économistes et les organisations internationales redoutaient que la grande récession de 2008 réveille les vieux réflexes protectionnistes, il ne s’est rien passé, ou presque, jusqu’à l’élection de Donald Trump. On pouvait néanmoins relever une contradiction de plus en plus évidente entre le désamour des opinions publiques pour la mondialisation et l’engagement formel des pays à défendre le libre-échange et le multilatéralisme. Simultanément, si du côté de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le cycle de Doha ne sort pas d’un enlisement bien antérieur à la récession, la moitié des traités de libre-échange aujourd’hui en vigueur ont été mis en place entre 2007 et 2017, alors même que les opinions publiques se montraient de plus en plus réfractaires. C’est sur cette contradiction qu’a surfé le candidat Trump.

Si le multilatéralisme commercial mis en place après la Seconde Guerre mondiale avait pour but affiché de prévenir les guerres commerciales, la montée en puissance de l’Europe, puis du Japon, a réveillé aux États-Unis la tentation de l’unilatéralisme. Cette dérive a néanmoins pu être endiguée par la création de l’OMC, et plus particulièrement par le renforcement de la procédure de règlement des différends, qui a su résister à la grande récession de 2008 mais doit aujourd’hui survivre aux coups de butoir du président Trump.

Multilatéralisme, GATT et guerres commerciales
Le multilatéralisme pensé pendant la Seconde Guerre mondiale et mis en place à partir de 1944 (accords de Bretton Woods, charte des Nations unies, accord général sur les tarifs douaniers et le commerce – GATT) réagissait au chaos monétaire et commercial des années 1930, auquel l’élite imputait une lourde part de responsabilité dans la montée des totalitarismes et le déclenchement de la guerre. Au-delà de la coopération entre les nations, ce multilatéralisme actait aussi une nouvelle hiérarchie des puissances. L’hégémonie américaine remplacerait un leadership britannique dévalué. Cette nouvelle configuration devait beaucoup aux « internationalistes » démocrates de l’administration
Roosevelt (Cordell Hull, Henry Morgenthau Jr., Dean Acheson…), d’autant plus convaincus des vertus du libre-échange que l’Amérique devait gommer le souvenir de la loi Hawley-Smoot portée par les Républicains.

Surtout, il s’agissait d’abattre le mur des préférences commerciales, et tout particulièrement des préférences impériales britanniques, qui entravaient les exportations américaines. L’ouverture commerciale faciliterait ainsi la conversion d’une économie de guerre en économie exportatrice. Les démocrates du Sud, comme le secrétaire d’État Cordell Hull (de 1933 à 1944), ou le diplomate William Clayton négociateur du GATT, ont ainsi porté une vision libre-échangiste « dure » qui leur a valu d’être qualifiés d’idéologues et même de « théologiens » par l’économiste anglais John Maynard Keynes.

Contrairement à Bretton Woods, qui ne cède pas grand-chose aux pays alliés et tout particulièrement au Royaume-Uni, le multilatéralisme commercial est un compromis beaucoup plus équilibré, qui doit beaucoup à l’intransigeance des négociateurs anglais et à un début de guerre froide qui rendait l’échec inenvisageable. Le prix à payer pour les concessions américaines sera néanmoins la non-ratification de la Charte de La Havane, inacceptable par le Congrès, et à laquelle se substituera un GATT moins ambitieux.

Le multilatéralisme du GATT avait pour vocation d’éviter les guerres commerciales, ce jeu perdant-perdant, cauchemar de l’après-guerre. Les Américains ont ici fait deux concessions majeures qui modèrent le multilatéralisme affiché. La « clause de la nation la plus favorisée » (article I) qui fonde la non-discrimination entre les pays membres devra tolérer les traités de libre-échange et les unions douanières (article XXIV), par nature discriminatoires, dès lors qu’ils ne durcissent pas la protection contre les pays tiers. Par ailleurs, sous certaines conditions, le GATT autorisera aussi les pays à se protéger unilatéralement en cas de déséquilibre de la balance des paiements (article XII), de dumping ou de subventions (article VI), de menace sur un secteur (article XIX) ou sur la sécurité nationale (article XXI). À ces clauses de protection s’ajoute une liste quelque peu surréaliste d’« exceptions générales » (article XX).

Le GATT a été conçu après s’être assuré que, grâce au système de change fixe décidé à Bretton Woods, le commerce international ne serait plus perturbé par des « guerres monétaires », c’est-à-dire des dévaluations compétitives. Le multilatéralisme connaît donc sa première grande crise systémique avec l’abandon en 1971 de la convertibilité en or du dollar, accompagnée de mesures protectionnistes qui ne seront levées que par la dévaluation du dollar (la première depuis 1934) et sa mise en flottement à partir de 1973, laquelle rouvre la porte des manipulations monétaires. Simultanément au GATT, le Tokyo Round (1973-1979) se poursuit sans empêcher le multilatéralisme commercial de se déliter. La clause de la nation favorisée est remise en cause par le système généralisé de préférences qui permet d’y déroger, en faveur, il est vrai, des pays en développement. L’accord multifibres qui protège les pays industriels des importations textiles, est non seulement protectionniste mais discriminatoire, et fondé sur des restrictions quantitatives en principe bannies. Il viole donc impunément tous les grands principes du GATT.

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