Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Dmitri Trenin, What Is Russia Up to in the Middle East? (Polity Press, 2017, 144 pages) et Alexeï Vassiliev, Russia’s Middle East Policy: From Lenin to Putin (Routledge, 2018, 624 pages).

Le retour diplomatique et militaire de la Russie au Moyen-Orient, confirmé depuis l’intervention armée en Syrie à partir de septembre 2015, a suscité de nombreux travaux dans l’expertise russe. Parmi ceux-ci, deux ouvrages se distinguent : éminemment différents par leur forme comme par leur ambition, ils permettent d’appréhender une
« lecture russe » sur le Moyen-Orient que les Occidentaux ont longtemps sous-estimée, voire négligée. Il s’agit de deux livres de chercheurs très expérimentés. L’un, Dmitri Trenin, dirige le Centre Carnegie de Moscou, qu’il a rejoint en 1994 après une carrière militaire qui l’avait par ailleurs brièvement conduit en Irak. L’autre, l’académicien Alexeï Vassiliev, est un orientaliste au parcours ressemblant à s’y méprendre à celui de son ami feu Evgueni Primakov, exerçant au carrefour entre journalisme, expertise universitaire, renseignement et action politique (quoique nettement plus riche chez l’ancien Premier ministre).

L’opus de Dmitri Trenin, très concis, vise clairement un lectorat occidental peu familier des actions russes dans un Moyen-Orient en recomposition accélérée depuis les événements des printemps arabes. Ce n’est pas un hasard si l’auteur consacre son chapitre le plus long à l’histoire des interactions entre la Russie et le Moyen-Orient. Bien que n’ayant pas contribué à la colonisation de cette région, les Russes connaissent leurs marches méridionales d’autant mieux qu’ils ont longtemps cherché à sécuriser leurs glacis caucasien et centre-asiatique, moyennant des guerres répétées avec les anciens empires ottoman et perse. Les intérêts russes dans la région, loin d’éclore spontanément, s’ancrent ainsi dans la longue histoire que la Russie a forgée avec la région. De l’époque impériale à la période soviétique, géopolitique et messianisme idéologique s’entremêlent. Dès le XIXe siècle, le Moyen-Orient est une région dont la Russie se sert pour jauger sa puissance à l’aune de ses rivalités successives – avec l’empire britannique jusqu’au milieu des années 1950, puis avec les États-Unis.

Dmitri Trenin relève une comparaison historique, qu’il juge éloquente, de la métamorphose de la présence russe au Moyen-Orient. Lorsqu’en 1972 le président égyptien Anouar El-Sadate renverse son alliance avec les Soviétiques au profit de Washington, il ne renvoie pas moins de 20 000 conseillers militaires soviétiques. Quand Hosni Moubarak, son successeur, est chassé du pouvoir par une révolution populaire près de quarante ans plus tard, plus de 40 000 touristes russes restent bloqués dans les stations balnéaires égyptiennes de Hurghada et Charm el-Cheikh – le soulèvement n’empêchant nullement la poursuite de leurs vacances.

Dans les trois autres chapitres du livre – sobrement intitulés « Guerre », « Diplomatie » et « Commerce » –, l’auteur s’emploie à délimiter les contours d’une politique russe parfois difficilement lisible, et souvent perçue en Occident à l’aune de l’expérience de la guerre froide. Sans surprise, Dmitri Trenin consacre de longs développements à la campagne militaire de Syrie, qui a marqué selon lui une rupture dans la politique moyen-orientale – et étrangère – de Moscou. D’abord, ni l’empire tsariste ni l’Union soviétique n’avaient combattu directement dans le monde arabe, se concentrant plutôt sur la périphérie immédiate du Moyen-Orient. En intervenant militairement en Syrie pour sauver le régime de Bachar Al-Assad, la Russie de Vladimir Poutine rompt avec cette « virginité » guerrière (et coloniale) qui avait été pourtant amplement exploitée par la diplomatie russe après l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003. De récents travaux permettent toutefois de nuancer cet argument : après la guerre des Six Jours de 1967, l’URSS apporta une contribution massive à la remilitarisation du Moyen-Orient. La « guerre d’attrition », menée avec le soutien des conseillers militaires et des armements soviétiques, constitua d’ailleurs les prémices de l’affrontement égypto-israélien de 1973.

Pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, un pays autre que les États-Unis projette ses capacités militaires loin de ses propres frontières sans consulter ou impliquer Washington dans la décision. Enfin, si la Syrie n’a jamais été « décisive » pour la défense des intérêts nationaux russes, Moscou a su tirer parti d’une opportunité tactique lui permettant de devenir un acteur incontournable sur la scène régionale et, partant, internationale.

Plus globalement, l’opération syrienne, pensée par le Kremlin dans sa dimension globale, illustre une caractéristique centrale de la politique russe au Moyen-Orient : elle ne concerne ni seulement la Russie, ni seulement le Moyen-Orient. Ainsi l’intervention en Syrie est-elle censée marquer le retour international de la Russie, et illustrer l’affaiblissement de l’Occident, incapable de cohésion et de décision sur la question syrienne. Moscou utilise le conflit pour se poser en contrepoids à l’Occident et façonner un ordre international qu’il souhaite voir muer en un ordre oligarchique, où il serait aux premières loges.

En réalité, les tensions autour de la Syrie jettent une lumière crue sur les différences de vision du monde entre puissances, et sur des principes majeurs comme la souveraineté ou l’utilisation de la force. Ces oppositions apparaissent très différentes de la rivalité soviéto-américaine au Moyen-Orient, structurée par l’idéologie et un enjeu de domination régionale. La Syrie est désormais une crise internationale qui se superpose à un conflit intérieur, lui-même partie d’un processus régional appelé « printemps arabe ». Les États-Unis et leurs alliés ne peuvent plus résoudre seuls de telles crises : telle est la sentence, non dénuée de cynisme, livrée par Dmitri Trenin. Et, contrairement aux Occidentaux, les Russes ont su dialoguer avec tous les acteurs régionaux. Sur le conflit syrien, les diplomates russes discutent en premier lieu avec leurs homologues des pays qui ont une influence directe sur le terrain, comme l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite – dialogue que ne freinent pas les tensions épisodiques entre Moscou et ces puissances régionales.

Alexeï Vassiliev retrace dans un ouvrage exhaustif la politique moyen-orientale de Moscou, de la révolution bolchevique à la résolution du conflit syrien. Il reprend néanmoins en bonne partie les idées développées 25 ans plus tôt dans son ouvrage La Russie au Proche et au Moyen-Orient : du messianisme au pragmatisme. Écrit juste après la dislocation de l’Union soviétique, ce livre décrivait la transition entre l’idéologie de la politique étrangère soviétique et le nécessaire pragmatisme d’une jeune Fédération de Russie, dorénavant fragile sur les plans institutionnel, diplomatique et économique. Au Moyen-Orient, cette triple faiblesse est rapidement remarquée par les acteurs locaux, qui ont déjà perçu le décrochage entamé sous Gorbatchev. Les années 1990 – « maudites » pour citer Alexeï Vassiliev – ne seront qu’un long tunnel, que Moscou traversera sans réel bénéfice dans le monde arabo-musulman. Avec la Turquie, la relation se limite alors pour l’essentiel à la sphère commerciale ; avec Israël, les interactions grandissantes ne masquent pas de vives réserves, surtout du côté israélien ; avec Bagdad, la relation ne sera finalement qu’une série de frustrations ; enfin, avec l’Iran, la relative convergence politique de ces années n’empêche pas l’éclosion de tensions dans d’autres environnements que le Moyen-Orient (Caspienne).

L’auteur interroge les tentatives de retour russe dans la région à la faveur de la guerre en Irak à partir de 2003. Moscou profite de la vague d’anti-américanisme qui saisit le monde arabo-musulman pour se lancer moins dans une entreprise de séduction vis-à-vis des acteurs régionaux que dans une stratégie de normalisation politique et commerciale. Cette ambition se traduit d’abord par un activisme en direction des deux puissances non-arabes que sont la Turquie et l’Iran. Dans le premier cas, Russes et Turcs parviennent avec succès à mettre de côté leurs différends dans les zones traditionnelles de tensions bilatérales (Caucase du Sud, mer Noire, Balkans), faisant des années 2000 une « décennie dorée » dans les relations russo-turques, comparables à l’amitié turco-soviétique de la première moitié des années 1920. Russie et Turquie, dès lors, trouvent un terrain d’entente au Moyen-Orient, souvent par opposition ouverte à la politique américaine dans la région.

Dans le cas de l’Iran, les enjeux locaux et régionaux restent alors largement subordonnés à la relation entre Moscou et Washington, dans un contexte d’accroissement des tensions internationales autour du dossier nucléaire iranien. En dépit de perceptions très souvent empreintes de méfiance, parfois d’animosité contenue, Russes et Iraniens ont su dépasser leurs principaux contentieux pour nouer une alliance de circonstance. Celle-ci trouve sa ligne directrice dans une même opposition à l’unilatéralisme des États-Unis, et dans des intérêts de court terme partagés dans un Moyen-Orient traversant une violente recomposition.

Les efforts russes en direction du golfe Persique et de l’Égypte se révèlent moins fructueux, notamment du point de vue économique. En dépit de leurs critiques à l’égard de la politique étrangère américaine, Riyad et Le Caire n’apparaissent pas désireux de remettre en cause leur alliance stratégique avec Washington. Dans le jeu de balancier auquel se livrent ces capitales arabes, Moscou apparaît comme un acteur secondaire, utile surtout pour transmettre des messages à l’administration américaine.

Les révoltes populaires de l’hiver 2010-2011 et leurs conséquences sont documentées surtout sous l’angle des contextes locaux et de la géopolitique régionale – la politique de la Russie est très rapidement analysée, l’auteur relevant d’abord les différents jeux de perceptions vis-à-vis des printemps arabes en Russie, ainsi que le poids des théories complotistes pour expliquer le déclenchement de ceux-ci. La crise syrienne est retracée depuis ses origines en mars 2011 jusqu’au printemps 2017 : l’analyse vaut essentiellement pour les (longs) témoignages directs recueillis par Alexeï Vassiliev auprès des décideurs russes, en particulier le vice-ministre des Affaires étrangères russe Mikhaïl Bogdanov, en charge de la question syrienne.

Complémentaires, ces deux ouvrages constituent de précieux témoignages sur une politique moyen-orientale russe souvent méconnue dans sa complexité et ses héritages historiques.

Julien Nocetti

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