Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Grosser, L’Histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle (Odile Jacob, 2017, 656 pages).

Après la lecture de ces douze chapitres, on ne voit plus l’histoire du monde ni les relations internationales telles qu’on a pu les apprendre en Europe ou en Amérique du Nord. Le but n’est pas de nous dire que les grands événements du siècle passé trouvent leur origine en Asie (même si l’auteur pose souvent la question). Mais plutôt de « dés-européano-centrer » cette histoire, pour la mettre en résonance avec les dynamiques d’un Extrême-Orient souvent précurseur, répétition générale ou baromètre de rapports de force plus globaux, de stratégies est-ouest ou nord-sud.

Que le continent asiatique (ou l’Asie-Pacifique) soit devenu un cœur stratégique du début du XXIe siècle, nul n’en doute. Mais Pierre Grosser nous montre que cette importance est loin d’être nouvelle, et qu’elle a sans doute été sous-estimée. Avant la Première Guerre mondiale, il y eut la défaite russe face au Japon en 1905, première défaite d’armées
« blanches » contre des non-blancs. Après la Grande Guerre, il y eut les ratés du traité de Versailles en Asie, le jeu trouble des Britanniques ou des Russes en Chine ou dans son voisinage, l’échec du multilatéralisme du traité de Washington. Dans l’entre-deux-guerres, il y eut la Mandchourie, abcès de fixation s’il en fut, puis la guerre sino-japonaise. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y eut Pearl Harbor et le ricoche de la guerre entre l’Allemagne et les États-Unis, puis la guerre du Pacifique qui fait figure de second rideau dans nos manuels derrière Stalingrad ou Berlin, ce qui est un peu court. Puis vint la guerre froide, ses guerres asiatiques fondatrices (Corée, Vietnam) même quand elles n’impliquaient pas les États-Unis (Inde-Chine, mais aussi brouille sino-soviétique, affrontement sino-vietnamien…), l’obsession japonaise de l’Amérique, et la « carte chinoise », des années 1970 à Tien An Men. Il y eut la décolonisation de l’Extrême-Orient, les défaites occidentales, l’essor du Tiers-Monde (et Bandoeng), la prolifération nucléaire (Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord), le temps des idéologies (Mao) et des schismes inter-communistes.

Comme terrain d’affrontements, prétexte, monnaie d’échange ou acteur, l’Asie fut à plus d’un titre un game changer. Ce travail colossal, à la bibliographie et aux notes de bas de page plus que fournies, nous le rappelle avec une solidité impressionnante. Le même livre eut-il été possible sur une autre région ? Sans doute pas (à moins que le Moyen-Orient…). De toute évidence, Pierre Grosser a visé au travail de référence plus qu’à l’essai de plage. Pour autant, son opus se lit comme un roman. Si le non spécialiste de l’Asie doit faire quelque effort pour suivre la densité d’une reconstitution diplomatique et stratégique minutieuse et exigeante, si le généraliste peut s’étonner parfois de ne pas voir certains épisodes développés davantage, la démonstration fait toujours sens. L’auteur a voulu nous faire redécouvrir des épisodes fondamentaux insuffisamment appréhendés dans leur dimension asiatique, plutôt que de nous rejouer Apocalypse Now, ou de revenir trop longuement sur l’épopée pékinoise de Nixon, dont Henry Kissinger s’est déjà abondamment vanté. Il insiste sur les ruptures venues d’Asie, plus que sur la continuité occidentale. Reste une leçon d’histoire et de politique comparées, aux horizons soudains démultipliés. Il n’y a pas un seul espace mondial. Si le XXe siècle ne se résume pas au mur de Berlin, le XXIe ne sera pas forcément américain.

Frédéric Charillon

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