Le 11 juin, L’Express a consacré un article signé Vincent Hugeux au dossier « La démocratie en Afrique : tours et détours », publié dans le numéro d’été 2019 de Politique étrangère (n° 2/2019). Il cite en particulier l’article de Victor Magnani et Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? ».

« Simulacres électoraux, restaurations autoritaires, asservissement des institutions : seule l’exigence citoyenne peut affranchir le continent de ces archaïsmes régressifs.

Un panel de haut-vol pour une question tout à la fois rituelle et brûlante :
« Où en est la démocratie en Afrique ? » Tel était l’intitulé de la conférence-débat organisée le 7 juin à Paris par l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui souffle cette année ses quarante bougies.

A la tribune, le Sud-Africain Greg Mills, directeur de la Brenthurst Foundation, l’ancien président du Nigeria Olusegun Obasanjo, l’ex-ministre des Finances du Zimbabwe Tendai Biti et Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Ifri et africaniste aguerri. On doit aux trois premiers nommés l’essentiel d’un essai paru récemment, en VF, sous le titre un rien volontariste de Oui, la démocratie marche.

Son postulat ? L’État de droit, le pluralisme et la transparence fournissent les réponses les plus adéquates aux défis qui assaillent le continent, à commencer par l’envolée démographique, le fléau de la pauvreté et le péril djihadiste. Axiome rassérénant mais paradoxal. Car quiconque parcourt l’ouvrage ou prête l’oreille aux propos des orateurs doit se rendre à l’évidence : si la démocratie « marche », c’est à pas comptés, à cloche-pied ou à reculons.

Nul doute que quelques alizés prometteurs se lèvent çà et là. Mais le vent dominant qui balaye le berceau de l’humanité est celui de la régression. Si fier de son audace précoce, le Bénin, théâtre dès 1990 de la première « conférence nationale souveraine », offre désormais le navrant spectacle d’un caporalisme anachronique. Hors du défunt « pré carré » francophone, la Tanzanie et la Zambie, pionnières longtemps citées en exemple, cèdent à la même tentation.

Bien sûr, le coup d’État vintage, avec son porte-parole en treillis de combat ânonnant à l’écran un credo grandiloquent n’a plus vraiment cours. Fiasco d’anthologie, le dernier du genre, survenu au Gabon en janvier dernier, n’aura duré que quelques heures. Il n’empêche. Le virus a muté. Le juriste dévoyé et la junte en costard ou en boubou éclipsent le sous-off égaré. Le putsch « civilisé » supplante le pronunciamiento à l’ancienne. Place à la révision constitutionnelle ad hoc, fatale à toute clause censée interdire au sortant de briguer un troisième mandat présidentiel consécutif ou d’allonger la durée du bail. Du Cameroun à Djibouti, du Congo-Brazzaville au Tchad, via le Rwanda, l’expédient fait des ravages. Au point de menacer aujourd’hui la Guinée-Conakry, voire, sait-on jamais, la Côte d’Ivoire.

La fraude électorale, elle aussi, se met au -mauvais- goût du jour. Adieu au coup de Tipp-Ex et aux bordereaux grossièrement falsifiés. Bienvenue aux algorithmes et aux listes bricolées en amont. Entre lassitude et candeur, l’Occident s’obstine à assimiler le rendez-vous des urnes à une fin en soi, non à l’aboutissement d’un long processus, adossé à une ossature institutionnelle assez robuste pour instaurer une justice digne de ce nom, traquer la corruption et garantir les libertés publiques. « La démocratie, rappelle Obasanjo de sa voix sourde et traînante, n’est pas une destination, mais un voyage ». Plus proche d’ailleurs du trekking en terrain miné que de la promenade de santé.

« Ne pas confondre, insiste en écho Thierry Vircoulon, changement de tête, changement de régime et changement de gouvernance ». Si, en République démocratique du Congo, Joseph Kabila a dû se résoudre à quitter son trône, il a adoubé, quitte à malmener la vérité des chiffres, un successeur jugé trop fragile pour briser son emprise et déjouer le piège d’une alternance en trompe-l’œil.

C’est là, dans la faille béante qui sépare les simulacres électoraux de la démocratie authentique, le formel du réel, que fleurit une plante vénéneuse : le désenchantement civique, palpable au sein de jeunesses rongées par la frustration. « A quoi bon voter, entend-on de Libreville à Khartoum, si mon bulletin ne vaut rien ? » Voilà comment on dessine le chemin le plus court vers le nihilisme, qu’il revête les atours de la résignation ou ceux d’une radicalité mortifère.

Qui peut encore en douter ? Le changement ne viendra pas des palais, mais de la rue et de mouvances citoyennes parfois brouillonnes, toujours pugnaces. Il leur faudra surmonter maints obstacles. Citons-en deux. Les crispations identitaires et ethniques qui, manipulées par des apprentis-sorciers, empoisonnent la compétition politique. Et cette inepte tautologie selon laquelle seul un exécutif autoritaire peut orchestrer le développement. « Vous rêvez d’un Lee Kuan Yew [référence à l’autocrate qui modernisa Singapour à la cravache], et vous héritez d’un Bokassa », ironise Greg Mills.

A vrai dire, j’ignore si la démocratie marche, mais je sais qu’elle danse. Tantôt le hip hop, tantôt le tango. Un pas en avant, deux pas en arrière.

Sur le sujet, lire dans la revue Politique étrangère n°84 (été 2019) l’article de Victor Magnani et Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ». »

Vincent Hugeux, L’Express, 11 juin 2019