Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Alexandre Chavanne propose une analyse de l’ouvrage de Michel Bruneau, L’Eurasie. Continent, empire, idéologie ou projet (CNRS éditions, 2018, 352 pages).

L’auteur livre un ouvrage dense : considérant l’ensemble eurasien, il en donne plusieurs définitions géographiques, glosant ainsi sur les contours physiques du continent sans quoi il serait impossible de retracer son histoire : faut-il caractériser l’Eurasie comme un espace-monde, dans la continuité des terres, englobant jusqu’à l’Afrique, ou s’astreindre à en poser les marges culturelles et politiques ? L’ouvrage traite en somme d’un « impensé de la géographie », d’un territoire que les géographes ont rarement considéré comme signifiant.

Spécialiste des espaces transnationaux, Michel Bruneau met en relief les fractures culturo-linguistiques qui semblent imposées par les contraintes naturelles (l’Oural, perçu par nombre de penseurs comme une césure entre mondes européen et asiatique, ou encore la conceptualisation reclusienne de deux espaces, européen et sinisé, évoluant indépendamment et entrant peu en contact, soumis à différents obstacles, comme celui du passage de la chaîne des Tian Shan), auxquelles s’oppose une vision plus réfléchie d’un espace d’échanges. Pour commercer ou guerroyer, les peuples ont étendu leur influence : les marchands sogdiens, en propageant le manichéisme (syncrétisme du zoroastrisme, du christianisme et du bouddhisme), les marchands arabes, les grandes invasions huniques, mongole d’est en ouest, ou les peuples ouïghours, dont les représentants de la branche fixée dans le bassin du Tarim ont servi les administrations des empires. On retrouve dans l’ouvrage l’analyse de certaines théories géopolitiques qui ont pu fasciner par leur redoutable et audacieuse simplicité : l’empire chinois se définissant par rapport à ses marges concentriques, l’Hinterland, pivot continental eurasien dont la maîtrise paraît nécessaire à la pérennité du pouvoir, ou l’« écharpe des moussons », apposée à la « bretelle des invasions ».

Dans une première partie, l’auteur revient sur les éléments qui ont forgé les ponts de communication : les empires (macédonien, russe, perse, omeyyade, abbasside… et mongol), les villes (celles fondées par Alexandre, les places fortes de la Rus’…), les axes, marchands ou de conquête (la route de la Soie, se dédoublant dans l’actuel Xinjiang, au nord celle des invasions nomades – un troisième axe de la Soie –, et la voie sud, maritime).

Cette route maritime méridionale devient la « route des épices » dans la seconde partie de l’ouvrage, et son essor marque le début de l’ère coloniale : depuis les voyages de Marco Polo aux colonies et comptoirs européens, jusqu’aux émirats pétroliers contemporains du golfe Persique.

L’intérêt porte, dans une troisième partie, sur les espaces d’interface et de connexion : entre monde sinisé, monde indien… avec un éclairage particulier sur l’Asie centrale, territoire traversé d’influences et qui peine encore aujourd’hui à assumer son unité, et son unicité.

Enfin, les visions eurasistes russe et chinoise sont confrontées dans une dernière partie : la Russie, avec sa réorientation stratégique vers l’Asie (son « grand tournant vers l’est »), et la Chine consolidant ses projets de la « route de la Soie », et opérant son recentrage continental afin de diversifier ses voies d’approvisionnement. C’est précisément au cœur de l’Eurasie, en Asie centrale, que les ambitions asymétriques des deux géants se rencontrent, et achoppent.

Alexandre Chavanne

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