Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Ami-Jacques Rapin propose une analyse de l’ouvrage de Hamit Bozarslan, Crise, violence, dé-civilisation (CNRS Éditions, 2019, 480 pages).

L’ouvrage de Hamit Bozarslan est un éloge de la « cité démocratique », traversé de part en part d’une sourde inquiétude. Elle imprègne chacune des trois notions qui lui donnent son titre et autour desquelles s’organise ce long essai de près de 500 pages. La crise, la violence et la dé-civilisation – ou plutôt le processus de dé-civilisation – sont assimilées à autant « d’angles morts de la cité », mais aussi des sciences sociales. L’affirmation peut surprendre en ce qui concerne ces dernières, auxquelles on ne saurait reprocher de ne pas traiter des deux premiers phénomènes, avec plus ou moins de réussite selon les approches. Elle s’explique dès lors que la réflexion de l’auteur vise précisément à articuler ces trois notions.

Adorno le signifiait dans son Essai en tant que forme, « [les] concepts [de l’essai] doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent les uns les autres, que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration par rapport à d’autres ». Crise et violence, chez Hamit Bozarslan, sont indissociables du dernier élément d’un triptyque conceptuel qui leur donne toute leur signification et toute leur portée. C’est d’ailleurs pour cette raison que le lecteur aura tout avantage à commencer l’ouvrage en subvertissant son ordre des matières, et en l’entamant par sa dernière partie, qui livre le plus clairement l’articulation conceptuelle de la réflexion.

Si l’auteur ne postule aucune « logique de causalité » entre crise, violence et dé-civilisation – la première n’impliquant pas nécessairement l’irruption de la seconde, qui ne pave pas irrémédiablement le chemin de la dernière –, son propos tend à démontrer que « les modalités de sortie de la civilisation » ne peuvent être pensées hors des notions de crise et de violence. Inéluctables, les crises appellent des réponses que la cité démocratique ne doit trouver « qu’en elle-même », et hors du registre de la violence. Symétriquement, des formes d’actions radicales au sein de la cité sont parfaitement légitimes, voire nécessaires, dans la mesure où elles permettent à la démocratie de se renouveler, mais elles ne sauraient recourir à la violence, au risque de faire dévier les institutions démocratiques. La « conflictualité constructive » n’est cependant concevable que si la société conserve la « confiance-croyance » en un système démocratique menacé d’un « essoufflement potentiel par manque d’enthousiasme et tarissement des imaginaires ». La perte de confiance – de la société envers le système politique, et de ce dernier en lui-même – menace ainsi les valeurs et principes de la citoyenneté démocratique, dans ses dimensions humaniste et universaliste.

Invité à un « débat pluriel » sur les notions de crise, de violence et de dé-civilisation – ou plus exactement faudrait-il dire sur l’articulation de ces notions –, le lecteur bénéficiera autant des analyses stimulantes que de l’érudition de Hamit Bozarslan, qui nous offre un bel ouvrage de philosophie politique. Toutefois, le livre refermé, une interrogation demeure : pour quelles raisons les phénomènes envisagés par l’auteur échappent-ils – dans leur combinaison – au champ d’intelligibilité des sciences sociales ? Il semble bien qu’il s’agisse d’un angle mort propre à sa réflexion.

Ami-Jacques Rapin

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