Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n° 4/2019). Arnaud Grivaud propose une analyse de l’ouvrage de Kenneth B. Pyle, Japan in the American Century (Harvard University Press, 2018, 472 pages).

L’un des plus grands historiens du Japon analyse comment les trajectoires historiques américaine et japonaise se sont enchevêtrées – ou entrechoquées – pendant plus d’un siècle et demi (1853-2018). Suivant un ordre chronologique, les chapitres réalisent des allers et retours entre les situations politiques internes des deux pays et leur relation bilatérale.

En ouverture, Kenneth Pyle développe l’idée que les multiples causes de la guerre du Pacifique trouvent leur origine dans la rivalité née entre deux puissances montantes au début du xxe siècle, qui présentaient chacune des ambitions impérialistes dans la région. Il montre ensuite comment la contestation mutuelle de ces ambitions rivales s’est traduite par une montée du militarisme au Japon et une position américaine intransigeante dans sa volonté de façonner l’ordre mondial, plongeant in fine les deux pays dans la guerre.

Essentiellement basée sur le concept d’équilibre des pouvoirs (théorie réaliste des relations internationales), la démonstration prend cependant en compte l’influence sur les décisions des dirigeants des contextes politique, socio-économique et idéologique (identité nationale, libéralisme, racisme, etc.), tout en précisant que « rien n’est inévitable dans l’histoire ». Une fois la guerre déclarée, l’entêtement de Roosevelt à exiger une reddition inconditionnelle – quand toutes les guerres visaient jusqu’alors des paix négociées – a nourri, pour l’auteur, le jusqu’au-boutisme du gouvernement japonais qui souhaitait préserver à tout prix sa forme impériale et l’identité nippone. Dans cette configuration, le recours à la bombe atomique vint résoudre le dilemme du gouvernement américain qui se voulait inflexible mais redoutait un débarquement sanglant et coûteux.

L’ouvrage se poursuit sur les réformes sans précédent imposées durant l’après-guerre, dont l’auteur estime que la rapide appropriation par les Japonais s’explique par la présence endogène de forces progressistes et libérales. Il émet l’hypothèse – peu étayée et proche de l’histoire contrefactuelle – qu’un modèle démocratique plus en adéquation avec les valeurs japonaises aurait pu émerger sans une intervention américaine si marquée. Quoi qu’il en soit, avec l’entrée dans la guerre froide, les États-Unis réhabilitèrent rapidement des figures conservatrices tout juste écartées, et exigèrent du Japon qu’il se réarme pour faire barrage au communisme. Dans ce contexte, les dirigeants nippons surent tirer parti de cette subordination en déléguant aux Américains la sécurité du Japon pour se concentrer sur son économie. Kenneth Pyle nuance ainsi la thèse de la « pression extérieure », et rappelle que le Japon a su développer un modèle capitalistique et sociétal propre.

L’émergence d’un monde multipolaire post-guerre froide, a néanmoins contraint le Japon à réajuster sa stratégie pour s’assurer de l’engagement américain dans une Asie orientale où les tensions sont nombreuses. Shinzo Abe, conservateur et pragmatique, a ainsi récemment engagé son pays dans un rôle plus actif pour le maintien de la sécurité régionale.

Cet ouvrage ambitieux, synthétisant sous un angle inédit une bonne partie des recherches de l’auteur, s’appuie sur de nombreuses sources en anglais et en japonais. En dépit de quelques répétitions, les multiples citations qui agrémentent presque chaque page en rendent la lecture particulièrement plaisante.

Arnaud Grivaud

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