En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un exposé improvisé prononcé par Henry Kissinger devant les membres du Groupe d’études stratégiques du C.E.P.E. en 1962, intitulé « L’évolution de la doctrine stratégique aux États-Unis », et publié dans Politique étrangère (n°2/1962).

Depuis que je suis à Paris, après cinq semaines passées en Orient, j’ai eu de nombreuses conversations avec des amis français et je dois avouer que je suis frappé par l’étendue du désaccord et de l’incompréhension qui se sont développés entre nos deux pays. Je ne prétends pas fixer les responsabilités de cet état de choses. Je crois cependant qu’étant donné le temps que nous vivons, on ne peut concevoir d’avenir pour l’Occident sans la plus étroite collaboration entre les États-Unis et la France. Je ne puis concevoir que l’un ou l’autre de nos deux pays puisse se développer sans l’autre. Je crois que ni l’un ni l’autre de nos deux pays ne pourra éviter la destruction, si l’autre est détruit. Je pense que les dangers auxquels nous aurons à faire face ne seront pas seulement le fait de l’Union soviétique ou de la Chine communiste. Je crois qu’au cours des dix ou quinze années qui sont devant nous, toutes les nations occidentales devront tenir compte d’une menace très sérieuse de la part de nouvelles nations, menace qui doit être étudiée avec le plus grand sérieux. Dans ces conditions, nous ne disposons pas de tant de ressources que nous puissions nous permettre de mener entre nous de guerre civile intellectuelle.

Telle est ma conviction personnelle et en conséquence tout ce que je dis doit être interprété comme venant de quelqu’un qui aimerait voir une France forte et la plus étroite relation entre nos deux pays.

Considérons maintenant les problèmes stratégiques qui ont suscité entre nous un certain malentendu. J’exposerai d’abord comment j’interprète la pensée américaine sur l’OTAN et comment la doctrine américaine envisage les divers efforts pour créer des forces nucléaires nationales. La doctrine stratégique américaine et en vérité la situation stratégique à laquelle elle s’appliquait, ont passé par trois ou quatre phases distinctes. La première est la période pendant laquelle les États-Unis possédaient le monopole de l’arme atomique et le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans la seconde période, les États-Unis ne possédaient plus le monopole de l’arme nucléaire mais continuaient pratiquement à posséder le monopole des moyens de transport de l’arme. Dans cette seconde période, les États-Unis auraient probablement pu remporter la victoire dans une guerre générale, soit en frappant les premiers avec les armes nucléaires (first strike), soit en frappant les seconds (second strike). Les forces de représailles des États-Unis étaient techniquement parlant invulnérables alors que les forces de représailles soviétiques étaient techniquement parlant vulnérables.

Dans une troisième période, dont nous ne sommes probablement pas encore sortis, les forces stratégiques américaines étaient assez puissantes pour détruire les forces stratégiques soviétiques à condition que nous frappions les premiers. Cette situation est temporaire : elle se caractérise par une relative invulnérabilité de nos forces, en sorte que les Soviétiques ne peuvent détruire nos forces de représailles, même s’ils frappent les premiers ; et certainement pas s’ils frappent les seconds. Dans une quatrième phase, nous pouvons nous trouver dans une situation telle qu’aucun des deux partis ne sera capable de détruire les forces de représailles de l’autre, sans que le fait de frapper le premier y change quelque chose ; et a fortiori, s’il frappe le second. Dans une telle situation les deux forces de représailles sont, techniquement parlant, invulnérables. Chacune de ces phases a eu ses propres problèmes stratégiques et chacune d’elles a dû envisager des problèmes annexes.

La difficulté que rencontre toute pensée stratégique actuelle tient au nombre considérable de facteurs psychologiques qui entrent en ligne de compte. Considérons par exemple, la dissuasion (deterrence). Nous disons tous que nous faisons de la dissuasion, ce qui signifie que nous nous efforçons d’empêcher certains événements de se produire. Or, nous savons qu’il est logiquement impossible de démontrer pourquoi un événement déterminé ne se produit pas. Aussi n’est-il jamais démontrable, lorsqu’un événement ne s’est pas produit, que c’est à cause de la politique qui a été suivie plutôt que parce que les communistes n’avaient jamais l’intention de faire ce que nous avons supposé qu’ils voulaient faire : et des groupes pacifistes de chaque pays peuvent ainsi soutenir que ce n’est pas à cause d’une politique militaire déterminée mais en dépit d’une politique militaire que la guerre a été évitée.

En second lieu, comme la technologie change très rapidement, il devient très difficile d’adapter la stratégie aux nouvelles conditions parce que le succès apparent de la politique antérieurement appliquée est interprété comme la preuve que cette politique était correcte et qu’il n’y a pas besoin d’en changer. Alors que la vérité est que lorsque la technique change, la stratégie doit changer. Il est par suite vrai que nos amis ne devraient pas s’inquiéter du fait que la stratégie est modifiée. Si j’étais un allié des États-Unis, je serais beaucoup plus inquiet si les États-Unis soutenaient que ce qui était vrai en 1951 est encore vrai en 1962. Par contre, très souvent le simple fait du changement est interprété comme une preuve de manque de sérieux, d’inconstance, d’instabilité, etc.

En troisième lieu, toute pensée stratégique dans tous nos pays doit surmonter divers obstacles psychologiques. D’abord le problème de réaliser un accord entre les responsables militaires. Je ne sais comment ce problème est résolu en France mais je puis dire que quiconque doute de l’esprit combatif des militaires américains devrait les voir lorsqu’ils discutent entre eux de la part qui leur sera échue dans le budget militaire. Une énorme quantité d’énergie et d’agressivité est consommée en cette occasion.

Un second problème vient du fait qu’une fois l’accord réalisé entre les militaires, il est nécessaire de convaincre les dirigeants politiques de l’efficacité de ce qui a été prévu. Aucune stratégie si subtile qu’elle soit, ne vaut que dans la mesure où les dirigeants politiques sont à même de la comprendre. Et toute stratégie qui se situe au-delà de la capacité politique et psychologique de la classe dirigeante sera une stratégie inutilisable. Toute stratégie qui requiert qu’à chaque génération une nation ait un grand homme à sa tête, est une stratégie dangereuse car l’histoire prouve que peu de pays ont eu successivement des grands hommes. Et une politique qui ne peut être réalisée que par un grand homme peut imposer au pays une tension qu’il lui est impossible de supporter pendant une longue période.

En troisième lieu, je voudrais dire qu’indépendamment de ce que les militaires pensent qu’ils ont à leur disposition, indépendamment de ce que les dirigeants politiques pensent que les militaires ont à leur disposition, et il peut y avoir là une grande différence d’appréciation, le troisième problème est ce que les communistes pensent que nous avons à notre disposition. Le succès final de toute politique militaire aujourd’hui dépend de l’idée que se font les communistes des conditions dans lesquelles cette politique militaire peut être appliquée. Si on a une politique militaire qui, pour diverses raisons, ne peut pas être exactement interprétée par les communistes ou qui crée une fausse impression dans le camp communiste, alors tout l’effort entrepris peut ne servir à rien. Toute politique militaire doit être considérée à ces trois niveaux : le niveau techniquement militaire, le niveau de la politique intérieure, le niveau des relations avec le monde communiste. Or la discussion sur ces problèmes en Occident a été sensiblement obscurcie par ce qu’on n’a pas pris soin de préciser sur lequel de ces plans on entendait poser le problème. En outre il est rare que l’on précise si l’on parle d’une stratégie de la dissuasion ou d’une stratégie du combat dans une guerre éventuelle car ces deux stratégies peuvent ne pas être toujours les mêmes. Si l’on cherche à dissuader, il est nécessaire ou il est désirable de mettre l’adversaire en présence du risque maximum ; si l’on cherche au contraire à se placer dans l’éventualité de la conduite stratégique d’une guerre, on est tenté de prévoir une stratégie tendant au minimum de destructions. Il est difficile de déterminer dans l’abstrait s’il faut s’orienter plutôt dans l’une ou l’autre direction mais personne ne peut prétendre qu’en mettant l’accent sur le maximum de destruction, on ne risque pas de diminuer la volonté d’utiliser les moyens de destruction. Inversement, personne ne peut prétendre qu’en diminuant le risque, on n’augmente pas la probabilité du danger de guerre. Ainsi, sur cette question, tout dépend d’une confrontation de ces diverses considérations et d’une appréciation de ce qui à un moment donné peut paraître comme le plus utile.

Je crois exprimer une opinion admise aux États-Unis en disant que les changements qui sont intervenus dans la pensée stratégique américaine sont dus dans une large mesure à la connaissance qu’ont les États-Unis, des possibilités réelles que donnent les armes nucléaires. Nous avons élaboré avant tout autre pays une doctrine selon laquelle les représailles nucléaires étaient un moyen adapté à toutes sortes de dissuasions et pouvait servir tout dessein politique possible. Nous pensions qu’aucun pays n’oserait courir le risque même nécessaire que l’agresseur potentiel ait la certitude de nos représailles. Il suffisait qu’il soit dans un état d’incertitude sur l’éventualité de nos représailles.

Aussi longtemps que cette doctrine prévalait, la plupart des alliances avec les États-Unis revenaient en pratique à une sorte de garantie unilatérale. Elles étaient en quelque sorte l’application d’une doctrine de Monroe pour toutes les zones menacées. La plupart de nos alliés, tout en maintenant leurs forces à un niveau minimum par rapport aux nôtres, avaient intérêt à ce que les États-Unis s’engagent à les défendre. La plupart de nos alliés désiraient être assurés que si une guerre éclatait, ce serait, dans toute la mesure du possible, une guerre américano-soviétique. Ils firent donc un effort militaire, non parce qu’ils croyaient en son efficacité, mais comme une sorte de droit d’entrée à un club. Et, inutile de le souligner, ils s’efforcèrent de maintenir ce droit d’entrée au plus bas niveau possible. Telle était la situation pendant la période de notre prépondérance stratégique. En fait, telle était la situation durant les trois périodes au cours desquelles notre force de représailles était pratiquement invulnérable alors que la force de représailles communiste était vulnérable. […]

>> Lire la suite de l’article sur Persée <<

Découvrez en libre accès tous les numéros de Politique étrangère depuis 1936 jusqu’à 2005 sur Persée.