La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jacques Andréani, intitulé « L’Europe, l’OTAN et la France : les problèmes non résolus de la défense européenne », et publié en 1983 (2/1983).

Certains vocables ne sont pas tout à fait neutres. Qui inscrit en tête d’un article le titre « Moyen-Orient », laisse le lecteur sans indication sur ses tendances ou sympathies vis-à-vis d’Israël ou des Arabes. Mais l’expression « défense de l’Europe » n’a pas été couramment employée par tous ceux qui se sont penchés sur les problèmes stratégiques de notre continent. On ne la rencontre pas chez ceux de nos partenaires européens qui pensent que la seule protection imaginable pour l’Europe de l’Ouest résulte de la présence américaine et de l’existence de l’OTAN. Elle n’est jamais — faut-il s’en étonner ? — utilisée par les Américains. On l’entend assez peu, à vrai dire, en dehors de France et c’est bien là une partie du problème. En France même, elle n’a pas cours chez ceux qui refuseraient — par instinct ou par doctrine — d’admettre que la France doive se soucier d’autre chose que de mettre à l’abri son territoire national, et qui tiendraient tout regard jeté au-delà des frontières comme une dilution, un affaiblissement, de cette défense hexagonale.

On peut expliquer en partie le désir de garder les yeux fixés sur notre enclos national, par la crainte de dériver vers des perspectives éloignées du réel. S’il est si hasardeux de parler de la « défense de l’Europe », c’est que bon nombre de ceux qui ont posé ce problème l’ont fait, non en prenant appui sur la réalité présente, mais en supposant résolue la question de l’Europe politique. C’est édifier un imaginaire à l’intérieur d’une anticipation. La CED était une utopie née d’un expédient. Trente ans après, une union étroite entre les peuples d’Europe est toujours une promesse, dont on espère qu’elle se réalisera un jour dans des formes intitutionnelles précises, mais qui ne peut aujourd’hui servir de support à un projet de système défensif commun.

Or, en matière de sécurité, l’imaginaire n’est pas innocent. Dans un domaine largement dominé par la dissuasion nucléaire, la perception des intentions occupe une place déterminante. Dès lors, ce que l’on projette pour l’avenir en vue de prendre la place d’un système de protection actuel, qui tend à devenir inadéquat, risque de précipiter cette inadéquation, et donc d’aggraver le problème. Les Européens, jugeant que dans l’arrangement actuel leur défense par les Etats-Unis n’est pas assez assurée, risquent de la rendre plus aléatoire encore s’ils se mettent sans précautions à imaginer et à élaborer un système nouveau, car leurs efforts seront interprétés comme consacrant l’insuffisance de la dissuasion américaine. Est-ce à dire qu’il faut renoncer à concevoir pour l’avenir ? Non, mais il faut en même temps ne jamais perdre de vue l’état de choses actuel et penser constamment à y apporter les adaptations indispensables.

Aussi bien l’évocation de la « défense de l’Europe » ne se limite nullement au champ de l’utopie. Beaucoup de ceux qui ont abordé ce thème souhaitaient signaler l’existence de problèmes non résolus, marquer la nécessité de réagir à certaines évolutions, ou encore lancer des signaux, dont les échos, renvoyés par nos partenaires européens, seraient recueillis par la France ; tout ceci afin qu’un dialogue s’instaure. Et la raison pour laquelle je crois qu’il est bon de se hasarder ici malgré les embûches, c’est qu’il me semble utile de démêler, dans les propos relatifs à la défense de l’Europe, ce qui relève d’un esprit d’anticipation gratuite, parfois dangereux, et ce qui s’appuie sur une analyse précise des exigences actuelles de notre sécurité et de celle de nos voisins.

Considérons l’ensemble des moyens, des engagements, des mécanismes, qui procurent leur sécurité aux pays situés en Europe, entre la frontière occidentale de l’ensemble soviétique et l’océan Atlantique. Cet examen fait surgir beaucoup de questions. Mais deux d’entre elles dominent, sur lesquelles il est utile de concentrer la réflexion.

Premièrement, comment la défense de l’Europe par l’OTAN, mise sur pied à l’époque de la supériorité militaire des Etats-Unis, peut-elle survivre à la modification du rapport des forces au bénéfice de l’Union soviétique ? Cette première question ne se pose pas directement à la France, dont les forces ne participent pas à cette stratégie, mais il est évident que la réponse ne peut pas lui être indifférente.

La deuxième question concerne notre pays tout autant que ses partenaires européens intégrés dans l’OTAN. Elle peut se formuler dans les termes suivants : comment résoudre les problèmes qui se posent du fait de l’existence dans la zone européenne de deux stratégies défensives distinctes, celle de l’OTAN et celle de la France ?

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