Cette recension constitue la note de tête du dossier « Lectures » du numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). L’économiste Norbert Gaillard y propose une analyse croisée de trois ouvrages : Michel Aglietta (dir.), Capitalisme. Le temps des ruptures (Odile Jacob, 2019, 592 pages) ; Thomas Kalinowski, Why International Cooperation is Failing: How the Clash of Capitalism Undermines the Regulation of Finance (Oxford University Press, 2019, 304 pages) ; Branko Milanovic, Capitalism, Alone: The Future of the System that Rules the World (Harvard University Press, 2019, 304 pages).

Les travaux remettant en cause le capitalisme ont foisonné depuis la récession de 2007-2009. L’examen de ces publications permet d’identifier dix dérives de notre système économique : la logique antagoniste du capitalisme, l’accroissement des inégalités, le spectre d’un pouvoir ploutocratique, le manque d’éthique de certaines élites, la constitution de rentes, le poids exorbitant de la finance, l’évasion fiscale, l’instabilité des marchés financiers, les politiques monétaires expansionnistes, et enfin l’insoutenabilité du régime de croissance.

Ces dérives sont étudiées à des degrés divers dans l’ouvrage collectif dirigé par Michel Aglietta (professeur émérite à l’université Paris-Nanterre) et les livres de Thomas Kalinowski (professeur à l’Ewha Womans University de Séoul) et de Branko Milanovic (ancien chef économiste de la Banque mondiale).

La première question qui se pose est : de quel modèle économique parle-t‑on ? Michel Aglietta (p. 85-93) analyse le passage du « capitalisme contractuel » – celui des Trente Glorieuses – au « capitalisme financiarisé » qui s’opère dans les années 1970. Ce changement de paradigme renforce les pouvoirs de l’employeur et de l’actionnaire au détriment du travailleur. Thomas Kalinowski s’attache, lui, aux rivalités qui animent les trois grands types de capitalisme de ce début de XXIe siècle : le capitalisme financier américain, le capitalisme intégrateur européen et le capitalisme étatique asiatique. S’appuyant sur le triangle d’incompatibilité de Mundell-Fleming, il explique que ces modèles ont respectivement renoncé à la stabilité des changes, à la souveraineté monétaire et budgétaire, et à la libre circulation des capitaux afin d’assurer leur pérennité (p. 25-30), ce qui empêche l’avènement d’une nouvelle gouvernance mondiale. Branko Milanovic montre que le « capitalisme libéral méritocratique », qui a succédé au capitalisme social-démocrate dans les pays occidentaux, est concurrencé par le « capitalisme politique » (incarné par la Chine), dans lequel l’État de droit est sacrifié sur l’autel de l’efficacité et de la croissance économique.

Les trois auteurs citent abondamment les recherches de Thomas Piketty pour déplorer le creusement des inégalités. Plusieurs chapitres de l’ouvrage de Michel Aglietta sont consacrés à cette thématique. Celui que signent Arrondel et Masson a ainsi le grand mérite d’approfondir le problème des inégalités intergénérationnelles, et d’avancer des propositions pertinentes, tels l’alourdissement de la taxation des seuls héritages familiaux et la création de placements transgénérationnels exonérés d’impôts et destinés à financer l’économie réelle (p. 400-406). L’ancien chef économiste de la Banque mondiale s’inquiète de la forte concentration des revenus du capital et du travail aux États-Unis. Il y voit une caractéristique du « capitalisme libéral méritocratique », et un symptôme de la paupérisation des classes moyennes (p. 23-36). Pour Thomas Kalinowski, la faiblesse de l’État-providence outre-Atlantique est partiellement comblée par l’importance des plans de relance de la demande lors des récessions (p. 68-72 et 141). Les titres I et II du Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act voté par le Congrès en mars 2020 ne peuvent que lui donner raison.

Les questions de la dérive ploutocratique et du manque d’éthique des élites transparaissent dans le réquisitoire du collectif d’économistes français contre le néo-libéralisme. La plume de Branko Milanovic est tout aussi acérée sur ce sujet, puisqu’il défend la thèse que la globalisation de ces trois dernières décennies a nourri la corruption (p. 163-164). De plus, dans le sillage des travaux de Gilens, il souligne que les Américains les plus riches influencent de manière disproportionnée l’action législative (p. 56-57). Dans une optique différente, Thomas Kalinowski évoque, en termes sibyllins, les « relations très fortes » qui lient, dans les pays asiatiques, les milieux d’affaires à la structure étatique (p. 227-228).

Le développement des rentes, négligé par Branko Milanovic, figure en bonne place dans l’ouvrage de Michel Aglietta. Celui-ci n’hésite pas à ériger les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) en « destructeurs de la démocratie » (p. 521), et préconise une nouvelle législation antitrust. Mais la première des rentes est bien évidemment l’industrie financière qui a façonné le capitalisme américain depuis l’ère Reagan. Kalinowski insiste sur la capacité de l’oligarchie financière à bloquer les projets susceptibles de réglementer Wall Street ou, même modestement, de réduire la volatilité sur les marchés (p. 118-120). Selon lui, la toute-puissance des grandes banques américaines est devenue la clef de voûte d’une société toujours plus consumériste, qui a consenti à de vastes délocalisations débouchant inévitablement sur la désindustrialisation (p. 115-130). Dans deux chapitres complémentaires de l’ouvrage collectif dirigé par Aglietta, Dufrénot, Du Tertre et Guy montrent comment la gouvernance actionnariale, fondée sur le versement de dividendes généreux et l’abus des effets de levier, dope les profits et les rentes financières tout en se détournant du financement du système productif (p. 157-163 et 310-312).

Le capitalisme financier présente néanmoins d’autres tares. D’une part, avec la libre circulation des capitaux, concurrence et évasion fiscales sont devenues la norme, comme le note Michel Aglietta (p. 96), tandis que le blanchiment d’argent est facilité. Branko Milanovic indique par exemple que 50 % des capitaux russes sont détenus à l’étranger, mais reviennent dans le pays en bénéficiant au passage de divers avantages fiscaux accordés aux investissements étrangers (p. 168) ! D’autre part, la financiarisation a accru l’interdépendance des économies, aggravé les récessions, et rendu les reprises beaucoup moins vigoureuses. Ce processus (décrit par Oman dans le livre d’Aglietta, p. 132-137) nous enfonce dans la « stagnation séculaire », le retour à la croissance n’étant possible qu’au prix de nouveaux déséquilibres financiers. Ceux-ci ont été en particulier alimentés par les initiatives des grandes banques centrales. Le maintien des taux d’intérêt à des niveaux très bas et les rachats d’actifs sur les marchés ont favorisé le surendettement des acteurs économiques, et gonflé artificiellement les indices boursiers, sans pour autant stabiliser le système financier international, bien au contraire. Le danger de ces politiques monétaires très accommodantes est abordé dans le chapitre de Dufrénot et Faivre (p. 252-259). Dans ce contexte d’afflux massif de liquidités dans l’économie mondiale, les propositions consistant à réguler la finance internationale, telle l’instauration d’une taxe significative sur les transactions financières, sont restées lettre morte (cf. Thomas Kalinowski, p. 80-84).

On en arrive maintenant au problème de l’insoutenabilité de notre modèle de croissance. Les auteurs partagent plus ou moins explicitement ce triste constat, mais leurs arguments diffèrent. Pour Milanovic, la soif de profit et les aspirations matérialistes ont exacerbé l’égoïsme des individus. L’aliénation nous guetterait donc (p. 190-197). Aglietta se préoccupe surtout des effets néfastes du capitalisme financiarisé sur l’environnement. Il en appelle à une « écologie politique », peu compatible avec les principes du capitalisme (p. 414-423 et 541-545). Kalinowski considère quant à lui que la diversité des capitalismes est un frein à une bonne coopération internationale, ce qui accroît le risque de tensions entre grands blocs régionaux. On regrettera qu’il n’aille pas au bout de son raisonnement, et n’évoque pas la logique géoéconomique consubstantielle à la globalisation.

Finalement, les trois livres sont dignes de figurer dans la bibliothèque de tout bon politiste, en dépit de quelques défauts. En assimilant à tort le « consensus de Washington » à un agenda néolibéral, Kalinowski (p. 50-51) et Aglietta (p. 42) empêchent de comprendre la complexité du débat intellectuel de ces trente dernières années. En outre, plusieurs pages laisseront le lecteur plus que perplexe : par exemple, quand l’ancien chef économiste de la Banque mondiale affirme que les grandes institutions financières internationales, tels le Fonds monétaire international (FMI) et l’Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI), se comportent en colonisateurs (p. 148), ou quand Aglietta loue le multilatéralisme chinois (p. 554)…

À l’heure où la crise du coronavirus plonge les sociétés occidentales dans leur pire récession depuis 1945, la refonte du capitalisme s’avère incontournable. Elle est cependant loin d’être assurée, tant les urgences sanitaires, économiques et financières semblent prendre le dessus. Plus que jamais, les priorités demeurent la restauration des fonctions régaliennes, la rationalisation de l’État-providence, l’accélération de la transition écologique, la réglementation de l’industrie financière en vue de réduire l’aléa moral, et la normalisation progressive des politiques monétaires qui ont contribué à creuser les inégalités. Cette refonte du capitalisme est un devoir, autant pour préserver notre bien-être que pour sauvegarder nos démocraties.

Norbert Gaillard
Économiste et consultant indépendant

>> S’abonner à Politique étrangère <<