Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Andrew BacevichThe Age of Illusions: How America Squandered Its Cold War Victory (Metropolitan Books, 2020, 256 pages).

Aux yeux d’Andrew Bacevich, deux consensus politiques différents, chacun décliné sous les angles de l’économie, de la politique étrangère et de la moralité individuelle, se sont succédé à Washington depuis 1945.

Le premier – celui de la guerre froide – est fondé sur une forte mobilité sociale pour les classes moyennes dans un contexte de prospérité ; sur une présence militaire américaine forte dans le monde, justifiée par la menace soviétique ; enfin une morale stricte, appuyée d’une pratique religieuse soutenue et d’une domination des « mâles blancs hétérosexuels ».

La chute du mur de Berlin a fait basculer les États-Unis dans un nouveau consensus, inspiré par la théorie de Francis Fukuyama sur le triomphe définitif du modèle américain. Dès lors, les États-Unis ont imposé au monde un libéralisme économique débridé ; des interventions militaires inconsidérées ; et une morale individualiste excessive, débarrassée de tout cadre social. Or ces excès ont appauvri les classes moyennes et détruit le contrat social américain. Ainsi les élites boudent‑elles l’armée par défaut de patriotisme, seuls les fils de familles pauvres s’engageant pour des raisons financières. C’est cette trahison des idéaux américains qui a conduit à l’élection de Trump.

Ancien militaire devenu universitaire, Bacevich appartient à l’espèce rare des conservateurs anti-Trump. Déjà, ses critiques de l’invasion de l’Irak en 2003 avaient été appréciées des Démocrates, tandis que les Républicains ne pouvaient complètement le désavouer. Il montre beaucoup d’attachement pour l’âge d’or de la guerre froide, et beaucoup de méfiance envers le consensus des années 1989-2016.

Si George Bush père a admirablement négocié la fin de l’URSS au début des années 1990, Bacevich blâme également Bill Clinton, Bush fils et Barack Obama : tous trois sont coupables à ses yeux d’hubris militariste, et d’une mondialisation économique fondée sur le profit à tout prix. Si Clinton s’est montré hypocrite quant à ses promesses progressistes (refusant en 1992 de gracier Ricky Ray Rector, condamné à mort noir aux graves troubles psychiques, pour ne pas nuire à sa carrière politique), Obama a été plus actif pour faire respecter les engagements sociétaux du Parti démocrate.

Le fil rouge du livre est l’évocation, parallèlement à la grande histoire, des carrières respectives de l’auteur, né en 1947, et de Trump, né en 1946. L’ouvrage propose de nombreuses comparaisons historiques, et la démonstration des deux consensus est convaincante, même si elle reste un peu scolaire et recèle quelques angles morts : les années 1960 n’avaient‑elles pas, déjà, secoué le consensus de l’après-guerre, bien avant 1989 ? Le racisme des années 1950 est mentionné plusieurs fois par l’auteur, mais ne suffit manifestement pas à ses yeux à disqualifier le consensus social de la guerre froide.

À part la piste (peu détaillée) de la lutte contre le changement climatique, le livre fait peu de recommandations. Pour en savoir plus, il faudra se tourner vers le Quincy Institute for Responsible Statecraft, ce nouveau think tank de Washington que préside Bacevich. S’inspirant du président John Quincy Adams qui, en 1821, exhortait son pays, à « ne pas aller à l’étranger chercher des monstres à abattre », le Quincy défend une politique étrangère non interventionniste pour les États-Unis.

Laurence Nardon

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