La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Maurice Couve de Murville, intitulé « La crise libanaise et l’évolution du Proche-Orient », et publié dans le numéro 2/1976 de Politique étrangère.

L’affaire libanaise est liée à la crise du Proche-Orient, que l’on pourrait appeler aussi la crise israélo-arabe. Les risques qu’elle fait courir à cette région se répercutent à l’ensemble du monde. Pour ce qui est de la France, elle est directement concernée.

Nous partons d’un fait évident qu’il faut souligner, c’est la présence au Liban d’un très grand nombre de réfugiés palestiniens, dont on n’a pas le compte exact, mais qui est de l’ordre de 400 000 pour une population normale de 2 millions et demi d’habitants. En proportion, cela signifierait pour la France quelque chose comme 8 millions de réfugiés sur son territoire, dont pas loin de la moitié autour de la capitale.

D’où, évidemment, une situation anormale, qui se prolonge indéfiniment et s’ajoute aux difficultés propres que le Liban connaît et qui tiennent à sa physionomie particulière.

Il faut, en effet, remonter un peu dans le passé pour expliquer les causes de la guerre civile actuelle, remonter à la création du Liban qui, on le sait, date de 1943. La France n’a pas voulu, à l’époque, de la Grande Syrie, qui aurait uni le Liban et la Syrie actuels, pour des raisons historiques, liées au rôle que notre pays avait joué comme « puissance protectrice des chrétiens du Levant » au temps de l’Empire ottoman dont nous étions devenus les héritiers lorsque le mandat sur la Syrie nous avait été confié.

La création du Liban a été rendue possible par la conclusion d’un compromis entre les Chrétiens et les Musulmans, auquel on a, par la suite, donné le nom de « Pacte National ». Ce compromis accordait aux Musulmans qui ne voulaient pas d’un Liban séparé de la Syrie, la satisfaction de la fin du mandat français et de l’évacuation définitive de notre armée, autrement dit, l’indépendance. Pour les Chrétiens, qui voyaient partir avec beaucoup de craintes l’armée française dont ils considéraient qu’elle était leur défenseur, il y avait un certain nombre de garanties qui remplaçaient cette garantie de l’armée française : essentiellement la répartition des postes au sein du gouvernement, du parlement et de l’administration, ce qui donnait en fait, il faut bien le dire, aux Chrétiens et plus particulièrement aux Maronites, la prédominance dans la direction du pays. Prédominance qui, d’ailleurs, était en pratique à l’époque justifiée par le fait que les Chrétiens étaient de loin la partie de la population la plus évoluée, celle qui avait reçu le plus d’instruction, en particulier qui avait le plus bénéficié de l’enseignement supérieur. A l’époque, le personnel politique et les fonctionnaires se recrutaient facilement chez les Chrétiens, beaucoup plus difficilement chez les Musulmans.

Ce compromis qui a permis la création du Liban, en tant qu’Etat indépendant séparé de la Syrie, a longtemps fonctionné de façon satisfaisante. Il a si bien fonctionné que tout le monde s’en félicitait, au dedans et au dehors, et l’on considérait le Liban comme une sorte de miracle de coexistence pacifique et de coopération étroite entre les communautés religieuses différentes qui, jusqu’alors, avaient été séparées ou opposées les unes aux autres.

C’était une sorte d’opinion reçue qui, cependant, à mesure que le temps passait, ne tenait pas compte et de moins en moins, de l’évolution naturelle, une évolution qui s’est traduite de deux manières :

D’abord sur le plan démographique. En 1943, à l’époque du Pacte National, on était parti de l’idée — c’était une convention mais qui, dans une certaine mesure et même dans une large mesure correspondait à la réalité — que les Chrétiens étaient plus nombreux que les Musulmans. D’où leur prédominance dans le domaine politique et administratif.

La situation, progressivement, a changé, pour deux raisons. D’abord la démographie proprement dite, car les Musulmans ont plus d’enfants que les Chrétiens. Puis l’émigration, parce que les

Chrétiens, et en particulier les Maronites, ont énormément émigré au cours de ces 30 ans, et très loin puisque leurs colonies les plus nombreuses se trouvent en Amérique du Nord et du Sud et en Australie.

Voilà un premier fait qui a changé beaucoup la situation.

Le second a été l’évolution des populations elles-mêmes. Je disais qu’au début, les Chrétiens étaient beaucoup plus évolués que les Musulmans. Peu à peu les Musulmans se sont éduqués, ils sont allés à l’école, à l’Université ; ils sont entrés dans les affaires. Ayant réussi, ils sont devenus riches, et finalement une grande partie d’entre eux, non pas la majorité, mais surtout la communauté sunnite, qui s’oppose à la communauté chiite, est largement aujourd’hui à égalité avec les Chrétiens de tous ces points de vue. Dès lors ces Musulmans n’ont plus de complexe d’infériorité et d’autre part, ils ont un personnel capable, à l’instar des Chrétiens, de participer à la politique et à l’administration.

Voilà un second fait qui a, en quelque sorte, remis en cause les fondements mêmes du Pacte National conclu en 1943 et dont j’ai rappelé les grandes lignes.

A cela s’ajoutait un facteur qui n’est pas moins important, c’est que les deux communautés, ou plutôt les deux ensembles de communautés, instinctivement, avaient et ont tendance à réagir de façon différente devant l’événement.

Le Liban se caractérise par deux traits essentiels qui font son originalité dans la région où il se trouve situé. Le premier est que, malgré sa diversité confessionnelle, il fait partie du monde arabe, et cela d’une manière évidente, puisque la langue maternelle de tout le monde, sauf peut-être des Arméniens, est la langue arabe. L’autre caractéristique est l’ouverture sur le monde extérieur, laquelle est beaucoup plus grande que chez les autres pays arabes. Et quand on dit « ouverture sur le monde extérieur », c’est d’ouverture sur l’Occident qu’il s’agit. D’où des liens étroits avec celui-ci sur le plan économique et sur le plan culturel.

Pour les Musulmans, l’élément appartenance au Monde arabe est le plus important des deux facteurs. Pour les Chrétiens, c’est l’ouverture sur l’extérieur qui compte d’abord.

Tout cela a créé peu à peu, sans qu’on s’en aperçoive beaucoup, une situation où se préparaient, à l’arrière-plan, des conflits. Je ne veux pas dire une guerre civile, mais des conflits, même si, en même temps, la réussite du pays paraissait éclatante, même si la prospérité était fantastique et si tout le monde s’enrichissait. A telle enseigne que les Musulmans nouvellement enrichis, qui en 1943 n’étaient pas partisans de l’existence du Liban, en sont aujourd’hui les plus fermes adeptes.

Les difficultés apparaissent quand il y a crise. On l’a vu pour la première fois en 1958, lors de la première grande crise nationale, du temps où M. Chamoun était Président de la République libanaise. C’était un peu la conséquence de la révolution égyptienne de Nasser, qui avait été à la fois une révolution nationale et une révolution sociale, mettant fin à un régime très largement venu de l’étranger, parce que très largement héritier de l’Empire ottoman, et encore féodal. Ce bouleversement avait eu des conséquences profondes dans le monde arabe, au Liban en particulier, et bien sûr, dans la population musulmane, beaucoup plus sensible à l’attrait du régime nassérien que la population chrétienne.

A cette époque, la crise avait été réglée de manière expéditive,. à l’initiative de M. Chamoun, par le débarquement de l’armée américaine. Ainsi les troubles, qui avaient commencé mais étaient loin d’une vraie guerre civile, avaient été bloqués et le calme s’était rétabli. Au point de permettre le rembarquement rapide de l’armée américaine. D’autant plus que le Président Chamoun avait été très vite remplacé par le général Chehab qui, à la différence de son prédécesseur, était un homme d’esprit ouvert et libéral, qui a essayé d’engager son pays sur la voie des réformes.

Cela n’a duré que le temps du mandat du Président Chehab. Puis les choses sont reparties comme avant, c’est-à-dire d’un côté, l’immobilisme, de l’autre des événements extérieurs très graves, péripéties successives du conflit israélo-arabe. D’abord la guerre de 1967, dont la conséquence très importante pour le Liban a été de doubler le nombre des réfugiés palestiniens, puisqu’à ceux venus en 1947 de la Galilée et des rivages de Saint- Jean d’Acre, se sont ajoutés 200 000 réfugiés venant de la zone de Gaza et de la Cisjordanie. […]

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