Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Frédéric Charillon, enseignant en science politique à l’Université de Clermont-Auvergne, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Paul Baines, Nicolas O’Shaughnessy et Nancy Snow, The SAGE Handbook of Propaganda (Sage Publishing, 2019, 656 pages).

En ces temps de fake news, revenir sur le concept de propagande n’est pas inutile. C’est ce que font très opportunément et de façon complète Nancy Snow, auteur de nombreux ouvrages de référence sur la diplomatie publique et grand connaisseur du Japon, et ses collègues, spécialistes de marketing et de communication. Comme l’exige la loi de ce genre universitaire (un genre de plus en plus souvent voué à être consulté en ligne), la somme qui nous est présentée est volumineuse. Mais à juste titre.

Une première partie est consacrée au concept de propagande, à ses techniques et à leur étude. On y revient nécessairement sur les origines anarchistes de cette notion, aux récits de temps de guerre et aux développements récents, depuis les fake news jusqu’à la mode de la « post-vérité », déclinée en ligne, en écrits ou en images. La deuxième partie de l’ouvrage s’attache davantage aux méthodes de l’étude de la propagande. Comment, en effet, étudier, mesurer, quantifier la propagande moderne, notamment sur les réseaux sociaux ? Comment évaluer l’efficacité de la propagande ? Un article sur le discours islamiste est ici particulièrement d’actualité. La troisième partie de l’ouvrage prend le contre-pied de cette approche de la propagande pour étudier les techniques qui permettent de la contrer : quelles leçons tirer des différentes tentatives pour limiter la propagande russe, celle d’organisations terroristes, celle du Hamas ou du Hezbollah ? Enfin, une dernière partie énumère une dizaine d’études de cas, depuis la construction du « rêve chinois » jusqu’à la propagande made in Japan, en passant par l’appareil de communication syrien ou encore la « Trumpaganda ». Au total, 34 contributions et plus de 600 pages.

On retient trois apports majeurs de ce travail énorme. Le premier est un effort de définition, de discussion, d’un concept plus complexe qu’il n’y paraît. Le deuxième est la démonstration d’une incroyable richesse et hétérogénéité des pratiques. Son dernier mérite enfin, qui n’est pas le moindre, est de nous faire réfléchir : l’ouvrage suscite autant de questions qu’il apporte de réponses, et c’est bien là sa force.

Défrichage des concepts

Au fond, qu’est-ce que la propagande ? Se confond-elle avec tout autre pratique de l’influence ? Est-elle synonyme de ce sharp power que l’on invoque aujourd’hui pour qualifier les actions de déstabilisation de la part de régimes pour la plupart autoritaires ? Une introduction brève mais éclairante dissipe un certain nombre de malentendus. L’accent est mis d’emblée sur les pratiques terroristes, et c’est d’ailleurs aux victimes de ce terrorisme que l’ouvrage est dédié. On le constate au fil des pages, cette entrée est loin d’être la seule, et n’est peut-être pas non plus la principale. Il est rappelé fort opportunément que les travaux sur la propagande et les efforts pour la définir sont au final relativement peu nombreux. Il est surtout souligné, à partir d’une ancienne définition de Jacques Ellul (Propagandes, Vintage Books, 1962), que l’objectif principal de la propagande est de faire en sorte que des individus s’accrochent à des processus d’action irrationnels, non plus pour les conduire à des choix, mais pour relâcher leurs réflexes de raison et les faire adhérer à des mythes. Ces pratiques, d’abord lancées plutôt par des États, sont devenues celles de groupes non gouvernementaux, notamment religieux et violents comme le Hamas, le Hezbollah ou l’État islamique.

Ensuite, les auteurs insistent bien sur le fait que l’action de propagande doit d’abord servir ses sponsors et agir par l’intermédiaire des masses. À cet égard, l’ère digitale change profondément la donne. Il n’est pas anodin de constater que, dans cette perspective, la propagande n’a pas besoin d’être crédible. Il lui suffit d’être efficace sur le plan émotionnel. Et plus encore de parvenir au rejet par les populations de toute forme d’argumentation qui ne serait pas émotionnelle. Pour paraphraser les auteurs : « Quand tout devient suspect, plus rien n’est sacré, y compris les faits eux-mêmes. »

Les vieilles ficelles de la propagande, telles qu’on les a connues à plusieurs reprises dans l’histoire, continuent de fonctionner : le recours à la peur ou à la menace existentielle (comme la « mort de l’Europe », souvent brandie par les extrêmes droites) fait recette aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix. L’étude de ces phénomènes fait naturellement appel aux registres de la psychologie, de la communication, comme de la science politique et de bien d’autres disciplines encore.

Hétérogénéité des pratiques

Bien entendu, tout ne pouvait être abordé dans un seul volume. Comme les auteurs l’admettent eux-mêmes, il reste quelques angles morts. Des exemples africains auraient pu être davantage présents (on pense notamment au cas de Boko Haram). Les analyses sémiotiques, ou plus quantitatives, de la propagande sont moins abordées ici. Des sciences politiques extra-occidentales, asiatiques, africaines ou latino-américaines, moins traduites en anglais et de ce fait moins visibles, mériteraient d’être davantage exploitées. Néanmoins, la somme qui nous est proposée reste remarquable.

Chaque étude de cas empirique et/ou géographique donne lieu à un questionnement plus généraliste. Ainsi Nancy Snow, à partir du Japon, s’interroge-t‑elle sur la reproduction de mythes nationaux, comme l’homogénéité ou le consensus. Un chapitre sur le rêve chinois extrapole la réflexion à l’utilisation de la propagande à des fins de puissance internationale, ou à l’usage qui peut être fait d’un discours sur l’humiliation, mis en miroir avec un autre discours, complémentaire, sur la renaissance nationale. L’étude de la Corée du Nord montre comment un discours qui peut être perçu comme caricatural depuis l’extérieur demeure efficace en interne, ou du moins atteint les objectifs qu’il s’est fixés lui-même. Si ce travail ne se veut pas nécessairement un guide pour l’action, les nombreux exemples de contre-propagande et d’efforts pour endiguer les déstabilisations venues de l’extérieur (par exemple contre la propagande russe – chapitre 18) nous donnent à voir autant de cas d’espèce qui font réfléchir aux stratégies possibles pour faire face à un phénomène croissant du monde contemporain.

Plusieurs lignes de partage, plusieurs blocs de réflexion ressortent de cette somme. La première piste nous amène naturellement à comparer les pratiques démocratiques, que l’on ne saurait réduire au soft power et qui aujourd’hui (depuis la période trumpienne) voient un développement de la « fake news en contexte démocratique », aux pratiques autoritaires. Une deuxième piste conduit à opposer les pratiques classiques de la propagande, généralement véhiculées par des médias traditionnels, aux nouveaux modes d’action que peuvent générer les technologies digitales. Enfin et surtout, les variations sur le thème de la propagande nous amènent à poser la question de la validité, ou à l’inverse de la caducité, de ce concept.

Questions en suspens

Première question qui vient à l’esprit : la propagande pour quoi faire ? S’agit-il de consolider un régime en interne ? De déstabiliser des rivaux sur le plan international ? De séduire une opinion extérieure (régionale ou mondiale) pour susciter son adhésion, aussi bien que pour l’empêcher de réfléchir à des questions qui fâchent ? Quels sont alors les liens de ce concept de propagande avec d’autres, qui peuvent passer pour synonymes mais ne le sont pas ? Comme le soft power tel que développé par Joseph Nye, l’influence – concept qui reste à défricher plus avant –, le sharp power déjà évoqué, ou encore le lobbying, la diplomatie publique, la communication politique…

L’État, longtemps maître d’œuvre principal de la propagande, est-il aujourd’hui dépassé ? On peut ainsi s’interroger sur la redoutable efficacité de la communication produite par des acteurs non étatiques (comme certains acteurs religieux, qui disposent de chaînes de télévision et de canaux d’expression multiples en ligne), en comparaison avec les tentatives souvent vaines des gouvernements pour développer un contre-discours, plus rigide, moins pragmatique, moins en phase avec une demande d’irrationalité. Mais on peut s’interroger également sur les nouvelles stratégies étatiques en matière de propagande : l’alliance de certains régimes avec des réseaux transnationaux, ou des modes de loisirs particulièrement prisés comme les séries télévisées, mériterait d’être décryptée. On songera ici au cas de la Turquie, à la fois proche des réseaux des Frères musulmans et productrice de séries télévisées à succès dans le monde arabe, politiquement efficaces et à la gloire d’un âge d’or de l’empire ottoman (comme la série Payitaht: Abdülhamid, « Capitale : Abdülhamid », du nom du sultan ottoman). Y a-t‑il, en matière d’efficacité de la communication politique ou de la propagande, une prime aux diplomaties protestataires ? Le discours enflammé d’un Erdogan, la rhétorique déstabilisatrice d’un Poutine, ou les intimidations de quelques autres, comme à Pékin, sont-ils des techniques plus efficaces que les appels à la modération de quelques capitales occidentales ? Faut-il, pour développer une propagande efficace, se faire bateleur d’estrade ? Il faut en tout cas s’éloigner de la pure rationalité et de la modération qui l’accompagne : c’est l’une des leçons majeures que nous infligent ici, brutalement mais sans doute salutairement, les auteurs.

La question du « et maintenant ? » s’impose alors à nous. Les démocraties libérales, en particulier européennes, doivent-elles se doter de nouveaux instruments d’action internationale comme le sharp power ? Doivent-elles répondre à la prolifération des nouvelles propagandes par le développement de capacités offensives en la matière ? La question est gênante, la réponse n’est pas nécessairement positive, mais la réflexion est incontournable.

Frédéric Charillon

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