Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Thant Myint-U, The Hidden History of Burma: Race, Capitalism, and the Crisis of Democracy in the 21st Century  (W.W.Norton, 2019, 272 pages).

Voilà un livre que tous les intervenants sur la Birmanie/Myanmar devraient lire avant de poser des jugements, souvent définitifs, sur un pays d’une complexité extrême. Thant Myint-U nous invite à mieux saisir cette complexité en replaçant les événements contemporains dans une perspective historique large, avec les clés de lecture indispensables. Historien pétri des réalités birmanes (son grand-père était un homme politique de premier plan avant de devenir secrétaire général des Nations unies), éduqué à Cambridge, Thant Myint-U est à même d’expliquer à des Occidentaux candides les détours du pays qui, accumulés, rendent la situation contemporaine excessivement sensible.

Le Myanmar (l’auteur explique pourquoi le pays change de nom en 1989) compte 55 millions d’habitants, situé entre la Chine et l’Inde, et bordant le Bangladesh et la Thaïlande. Sa population, à 85 % bouddhiste, est composée de plus de 135 ethnies, au faible niveau d’éducation. C’est l’un des pays les plus pauvres d’Asie, parmi les moins industrialisés, au cœur des trafics mondiaux de narcotiques.

Que s’est-il passé pour que ce pays disposant d’une localisation géostratégique de premier plan, de ressources naturelles abondantes et de talents accumule tant d’impasses et finisse en dictature militaire de 1962 à 2010, isolé du reste du monde ? L’auteur explique le poids de l’histoire, la longue marche vers l’unité nationale, une colonisation britannique violente et qui divise, l’intermède japonais puis les spasmes des années post-indépendance. Dans un contexte trouble, Ne Win prend le pouvoir et mène le pays au bord du gouffre avec la « voie birmane vers le socialisme ». Puis l’armée le remplace en 1988, poursuit de sa vindicte Aung San Suu Kyi et met en place un système prédateur dont elle a directement bénéficié. En réaction, les pays occidentaux appliquent de lourdes sanctions qui n’ont fait qu’accélérer les rapprochements avec une Chine gourmande.

L’ouverture et la transition vers la démocratie ont été applaudies par le monde entier et c’est surtout ces années que Thant analyse. L’auteur montre comment le cyclone Nargis a été un déclencheur et a accéléré la transition, en mettant en valeur l’incapacité et les déficiences de l’armée.

Une question court tout au long du livre : pourquoi ce pays n’a-t‑il pas réussi à se constituer en nation ? L’armée, omniprésente et omnipuissante, n’a pas apporté de solutions durables aux multiples fractures de la société. La démocratie n’y a pas mieux réussi : elle a même exacerbé des conflits latents. C’est à la question ethnique qu’Aung San Suu Kyi, en digne fille de son père, s’est d’abord attelée, avant d’être rattrapée par la question religieuse.

Thant Myint-U parle tout au long de son ouvrage de la question rohingya, et de la place très particulière occupée par les minorités musulmanes en Birmanie/Myanmar. Il raconte comment les terribles événements de 2017-2018 trouvent leur origine dans le Raj britannique et se sont compliqués au fil des ans. Finalement, à travers le drame des Rohingyas, l’auteur montre combien son pays était voué à l’échec pour une raison « cachée » – référence au titre de l’ouvrage : parce qu’il est un État sans être encore une nation. L’auteur appelle donc à « un nouveau projet de l’imagination » qui, au-delà des réformes politiques, permettrait une réconciliation profonde et salvatrice.

Sophie Boisseau du Rocher

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