Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2020-2021 de Politique étrangère (n° 4/2020). Guilhem Penent propose une analyse de l’ouvrage de Bleddyn E. Bowen, War in Space: Strategy, Spacepower, Geopolitics (Edinburgh University Press, 2020, 288 pages).

Alors que l’espace apparaît comme un nouveau milieu à part entière de conduite des relations internationales, la notion de « puissance spatiale » (spacepower) fait son retour sur le devant de la scène. Une question demeure pourtant ouverte, articulée en son temps par le stratégiste américano-britannique bien connu Colin Gray et élevée par la littérature sur le sujet au rang de lieu commun : « Où se trouve la théorie de la puissance spatiale ? Où se trouve le Mahan de la nouvelle frontière ? »

De ce point de vue, le travail doctoral de Bleddyn Bowen, maître de conférences en relations internationales à l’université de Leicester, frappe tout d’abord par son audace. La démarche consiste en effet à proposer, sous forme de réponse assumée et provocatrice, une théorie originale de la puissance spatiale basée sur une analogie stratégique de l’orbite terrestre vue comme un « littoral cosmique » à la fois proche, congestionné et contesté, et de fait utilisé prioritairement pour satisfaire les objectifs et les besoins de la Terre. Cette vision – dont le mérite est aussi de rappeler une évidence : les « puissances spatiales » actuelles sont d’abord et avant tout des puissances terrestres – délaisse les références habituelles mais d’intérêt limité à l’école de la blue water, qui accorde la primauté à la lutte sur la mer pour lui préférer celles issues des expériences jugées plus heuristiques des pays à dominante continentale, vues en particulier à travers les travaux de Raoul Castex. Pour l’auteur, qui n’hésite pas à paraphraser Clausewitz : la « guerre spatiale est la continuation de la politique terrestre par d’autres moyens »…

En faisant preuve de conviction, Bowen démontre une deuxième grande qualité, celle qui consiste à défendre une thèse forte, par ailleurs étayée empiriquement et testée de manière bienvenue dans le cadre d’un scénario de conflit sino-américain au-dessus de Taïwan. L’auteur discute sept propositions, jouant sur la distinction entre les modèles « océanique » et « littoral » : la guerre spatiale répond à la nécessité de maîtrise de l’espace ; la puissance spatiale est de nature infrastructurelle, et ne peut être appréhendée isolément de la Terre ; la maîtrise de l’espace ne garantit pas la maîtrise de la Terre ; la maîtrise de l’espace s’appuie sur la manipulation des lignes de communications célestes ; l’orbite terrestre est un théâtre secondaire adapté aux manœuvres stratégiques en appui à la Terre ; la culture de la puissance spatiale est essentiellement géocentrique ; enfin, la puissance spatiale favorise et renforce la tendance séculaire à la dispersion.

Il est des ouvrages qui font date. War in Space en fait résolument partie, abstraction faite des quelques défauts que l’on pourra lui prêter (notamment le caractère anglo-saxon de la démonstration et de l’érudition mobilisée, en dépit, paradoxalement, d’un cadre théorique plus ouvert). En participant à une meilleure compréhension des interactions entre la Terre et l’espace, domaine jusqu’ici sous-théorisé, l’auteur fait œuvre doublement utile : non seulement il s’inscrit avec talent et pédagogie en porte-à-faux vis-à-vis d’un certain nombre de fantasmes et idées simplistes sur le « contrôle de l’espace », mais l’entreprise critique qu’il conduit n’est pas exclusive d’une démarche de reconstruction à la fois collective, cumulative et scientifique. Gageons que d’autres sauront prendre le relais.

Guilhem Penent

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