Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Christophe Bertossi, directeur du Centre des Migrations et Citoyennetés à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Tanja Bastia et Ronald Skeldon, Routledge Handbook of Migration and Development (Routledge, 2020, 600 pages).

Pour qui pensait que la relation entre migration et développement pouvait se résumer à une équation simple – plus de développement est égale à moins de migrations dans le monde – l’ouvrage dirigé par Tanja Bastia et Ronald Skeldon constituera une lecture des plus utiles. En quelque 600 pages, ce nouvel opus de la collection des Routledge Handbooks offre à voir toute l’ampleur et la complexité du lien entre deux termes qui nourrissent depuis quarante ans le débat public et politique sur les relations entre le Nord et le Sud. En évitant tout jargon, les 55 chapitres organisés en 7 parties rendent compte de l’état des savoirs sur ce thème, en alternant les niveaux « micro », « méso » et « macro » de l’analyse. C’est à ce jour la somme la plus complète disponible sur le sujet.

Un enjeu international majeur à reconsidérer

Le thème migration/développement informe depuis longtemps la réflexion et le débat sur l’efficacité des politiques migratoires des pays développés Il s’agit d’un sujet majeur. Certes, la population mondiale vivant dans un autre pays que celui de naissance est relativement stable à 3 %, ce qui est un niveau plus faible qu’au cours d’autres périodes historiques. Mais la population mondiale concernée par les migrations internationales est bien plus importante si l’on ajoute les membres des familles des migrants, leurs communautés et les sociétés entières que les migrants internationaux contribuent à transformer. Si l’on ajoute à cela les migrations internes (plus de 740 millions de personnes en 2010), la population mondiale concernée par le phénomène de mobilité dépasse le milliard d’individus. Il est dès lors difficile d’imaginer que la mobilité humaine n’ait pas un impact durable sur les sociétés et le système international.

Or les transferts d’argent envoyés par les migrants internationaux ont dépassé depuis la fin des années 1990 l’Aide publique au développement et sont aujourd’hui en passe d’atteindre le niveau des investissements directs à l’étranger dans les pays à revenu faible et modéré. C’est d’ailleurs par le biais des questions de développement que la question migratoire a été mise à l’agenda des Nations unies et qu’elle est devenue un enjeu de gouvernance globale.

Pourtant, une tension – bloquant traditionnellement le débat – existe entre les termes « migration » et « développement ». D’une part, un consensus assez large a émergé au niveau global pour souligner que les obstacles à la mobilité internationale des personnes constituent un frein au développement. D’autre part, le développement est envisagé comme un vecteur susceptible de réduire la « pression migratoire » aux frontières des pays du Nord, en permettant aux populations du Sud de trouver chez elles une alternative à l’émigration, à commencer par des opportunités économiques et un marché du travail capable de les intégrer localement.

La contradiction se dissipe en revanche si l’on saisit la complexité structurelle du lien entre « migration » et « développement ». C’est là la première réussite importante de l’ouvrage. Celui-ci parvient à clarifier cette contradiction apparente avec une force probatoire particulièrement convaincante car il articule, dans un bel équilibre, les aspects les plus empiriques des réalités décrites par le détail aux théories qui organisent aujourd’hui les études sur les migrations internationales, en variant les échelles et les angles d’analyse.

Transition migratoire, pauvreté et inégalités

Le résultat peut se lire comme une déconstruction minutieuse des principales idées reçues sur le sujet. Il est impossible de restituer ici la richesse des analyses proposées par les différents chapitres mais le lecteur retiendra quelques leçons importantes. En premier lieu, le cadre de la discussion traditionnel (le développement œuvrerait à la diminution du volume de la mobilité humaine internationale) est erroné car il méconnaît ce que le développement fait aux migrations et les facteurs véritables qui produisent le départ des personnes de leur pays de naissance. Empiriquement, ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent. Les pays à revenu moyen tendent à être parmi les premiers pays de départ, à l’instar du Mexique, du Maroc et des Philippines. En Afrique, les flux internationaux proviennent du nord et du sud du continent, pas des pays subsahariens plus pauvres, car un capital économique mais aussi social et humain est nécessaire pour émigrer. De sorte qu’il faut retenir l’hypothèse centrale de la théorie dite de « la transition migratoire », selon laquelle plus de développement entraîne plus de migrations internes (exode rural) et plus de migrations internationales. Hein De Haas en conclut que « les migrations sont une part intrinsèque de processus de développement plus larges » et la relation entre migration et développement cesse d’être un jeu à somme nulle.

Un second enseignement que l’on peut tirer de cet ouvrage concerne la difficulté de trancher a priori le débat concernant le coût de la migration pour le développement des pays de départ (brain drain) ou, à l’inverse, son potentiel de développement (brain gain). Tout dépend du niveau auquel on situe l’analyse. D’un point de vue macro, les transferts d’argent des migrants ne créent ni brain drain ni brain gain : ces montants échouent en général à être transformés en développement durable dans des contextes marqués par des obstacles structurels au développement (corruption, népotisme, carence institutionnelle…). De ce point de vue, la migration n’apparaît pas non plus comme une panacée. Ingrid Palmary rappelle que les résultats de la recherche sur l’impact des migrations sur le niveau de pauvreté des pays de départ sont contradictoires. Des effets différenciés ont été identifiés dans certains cas où les transferts des migrants peuvent contribuer à augmenter le prix du foncier et placer les populations non migrantes dans une situation d’inégalité accrue par rapport aux familles et communautés qui comptent des émigrés parmi leurs membres. Dans d’autres cas, les transferts internes contribuent à diminuer les inégalités de revenu tandis que ceux des migrants internationaux contribuent à l’inverse à les accroître, comme c’est le cas au Mexique. Cela souligne l’importance des facteurs liés au contexte et leur impact sur les migrations, ainsi que le nécessaire examen de la structure des inégalités économiques autant que sociales liées au genre, au racisme ou à l’ethnicité. Ce qui pourrait apparaître comme des contradictions entre les chapitres quant aux leçons à tirer sur ces aspects relève en fait de différences de niveau d’analyse.  D’un point de vue « macro », le modèle théorique prédit que seuls ceux qui ont un capital humain important pourront accéder à des destinations lointaines tandis que les autres seront contraints à une « immobilité involontaire » – ou, dans le meilleur des cas, à une migration interne. Cela explique pourquoi les migrants subsahariens aux États-Unis sont parmi les plus diplômés (chapitre 1).

D’un point de vue plus proche des logiques des migrants eux-mêmes, le modèle peut prédire un autre résultat : les plus diplômés peuvent échapper à une migration internationale qui les conduirait à s’insérer dans un marché du travail moins qualifié et privilégient une migration interne vers les grandes villes où ils pourront occuper des emplois qualifiés dans les services. C’est le cas des Albanais les moins qualifiés qui émigrent vers la Grèce tandis que les mieux lotis travaillent dans la capitale dans le secteur bancaire, médical ou éducatif (chapitre 4). Cela peut soit réduire les inégalités de genre (la migration interne en Albanie donne aux femmes un accès à une meilleure formation) soit les accroître (comme l’illustre la situation des femmes dans les usines d’habillement des grandes villes asiatiques comme Dacca ou Pnom Penh).

Un enjeu de gouvernance

L’ouvrage offre enfin des éléments de réflexion pertinents concernant les politiques publiques tant de migrations que de développement et, plus généralement, la gouvernance mondiale sur des sujets très sensibles pour les opinions publiques nationales, particulièrement dans les pays développés mais pas uniquement. Si les gouvernements nationaux peuvent influencer dans une certaine mesure les niveaux et les formes des migrations, ils n’ont pas le pouvoir d’en modifier les tendances structurelles. Or des politiques des frontières inadaptées sont un obstacle aux possibles effets positifs des migrations sur le développement. L’ouvrage le documente dans le détail.

Par ailleurs, Mathias Czaika met en lumière le lien entre niveau de développement, solde migratoire et type de politique migratoire. En vertu de la théorie de la transition migratoire, les pays à revenu moyen ont un solde migratoire négatif et orientent leurs politiques vers la gestion de leur diaspora tandis que les pays développés ont un solde migratoire positif et orientent leurs politiques vers le contrôle et la sélection des immigrés. Il est alors possible de modéliser une transition des politiques migratoires sous les effets du développement. Cela explique comment des pays comme le Brésil, la Chine, la Malaisie ou la Turquie ont progressivement mis en place des politiques d’immigration qui empruntent de nombreux aspects aux pays développés (chapitre 27).

Enfin, l’ouvrage souligne un dernier élément : aucune politique de migration et de développement ne peut réussir sans prendre en considération la rationalité des migrants eux-mêmes, acteurs à part entière des relations internationales entre États et marchés. Or, l’analyse qui peut être faite des politiques mises en place dans différentes régions du monde souligne le décalage entre la rationalité de ces politiques et les pratiques des migrants et de leurs familles.

Christophe Bertossi
Directeur du Centre Migrations et Citoyennetés de l’Ifri

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