Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Palmyre De Jaegere propose une analyse de l’ouvrage de Sara L. M. Davis, The Uncounted: Politics of Data in Global Health (Cambridge University Press, 2020, 224 pages).

Si la pandémie actuelle montre quotidiennement l’ampleur des enjeux liés aux données quantitatives et aux indicateurs en matière de santé publique, le COVID-19 n’est pas la première maladie à propulser ces questions sur le devant de la scène : Sara L. M. Davis nous le rappelle.

S’inscrivant dans une littérature critique de la place des indicateurs dans les décisions de gouvernance mondiale, cet ouvrage souligne le poids majeur de données de santé pourtant imparfaites dans la réponse à l’épidémie de sida. L’auteur s’appuie sur son expérience de consultante et de chercheuse pour mettre en évidence les nombreuses populations et réalités que les indicateurs ne parviennent pas à prendre en compte, et que les financements délaissent.

La récente affirmation d’un impératif de transparence et de responsabilité pour les bailleurs de fonds, couplée à l’expansion d’outils d’évaluation d’impact du secteur privé, a abouti à une demande croissante de données pour guider la prise de décision des organismes internationaux de lutte contre le sida. Ces dernières années, l’opposition entre des objectifs mondiaux ambitieux et des ressources financières déclinantes n’a fait qu’accroître cette dynamique de quantification, en même temps que le poids des indicateurs dans la fixation de priorités pour l’allocation des fonds.

Pourtant, ces outils sont en réalité des abstractions construites pour réduire la complexité des phénomènes étudiés ; aussi sont-ils par nature biaisés. Modèles et méthodologies employés évoluent en permanence, souvent loin de la réalité qu’ils prétendent décrire. Ceci est d’autant plus vrai que l’exhaustivité des données sur lesquelles ils reposent pâtit parfois des choix des États qui les récoltent. L’auteur pointe du doigt le fort contraste existant dès lors entre l’argumentaire prétendument objectif dictant l’allocation des financements, et les données fluides et partielles sur lesquelles il se fonde.

Cette accumulation de biais dans la récolte des données de santé mène à l’invisibilisation de populations dont le ciblage est pourtant essentiel pour maîtriser l’épidémie. Certains groupes stigmatisés ou criminalisés peuvent ainsi être laissés de côté, comme les travailleurs du sexe. En l’absence d’informations sur les besoins de ces derniers, les financements ne leur sont que pas ou trop peu adressés, et leur marginalisation n’en est que renforcée. Comment pallier ces effets d’éviction et intégrer une approche basée sur les droits de l’homme à la définition des priorités d’un système international de santé aux ressources limitées ? L’auteur valorise notamment le rôle joué par la société civile et les représentants communautaires, et explique comment habiliter les populations à récolter leurs propres données peut permettre d’éviter les dynamiques précédemment décrites.

Cet ouvrage permet de mieux comprendre l’impact des outils quantitatifs dans la lutte contre l’épidémie de sida, ainsi que les forces politiques et économiques qui les façonnent. S’appuyant sur de nombreux témoignages, il établit un précieux lien entre les recherches universitaires et les intérêts pragmatiques des acteurs de la santé publique mondiale. Il permet également une nécessaire et pertinente prise de recul sur les arbitrages effectués dans la gestion de la pandémie actuelle, ainsi que dans l’anticipation des épidémies à venir.

Palmyre De Jaegere

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