Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Nicolas Hénin propose une analyse de l’ouvrage de Sophia Moskalenko et Clark McCauley, Radicalization to Terrorism: What Everyone Needs to Know (Oxford University Press, 2020, 320 pages).

Experts en psychologie sociale de la radicalisation, Sophia Moskalenko et Clark McCauley, déjà auteurs en 2008 d’une modélisation de la radicalisation qui fait référence, signent là un ouvrage très didactique, organisé en parties abordant chacune une question spécifique : « qu’est-ce que la radicalisation ? », « qu’est-ce ce que le terrorisme et comment devient-on terroriste ? », « est-il possible de prévenir la radicalisation menant au terrorisme ? »…

La construction encyclopédique de l’ouvrage facilite une lecture non linéaire, permettant d’aller directement à une question d’intérêt. Elle en fait un vade-mecum très précieux pour des praticiens de première ligne et un large spectre de professionnels confrontés à des thématiques facilement polémiques. Pour autant, les auteurs assument un certain nombre de positions originales, et s’en justifient dans leurs deux premiers chapitres : « Qui sommes-nous pour parler de radicalisation et de terrorisme ? » et « Quelle sorte de biais apportons-nous dans ce livre ? ».

Leur définition de la radicalisation est « le processus selon lequel un individu ou un groupe accepte de façon croissante la violence au nom d’une cause ». Choix fort, là où nombre de définitions de la radicalisation incluent une référence à l’extrémisme, mais pas systématiquement à la violence[1]. Cette évacuation de l’idéologie permet de totalement dé-stigmatiser le terme de radicalisation, dont les auteurs considèrent qu’elle peut prendre des formes positives dès lors que le recours à la violence est justifié par la loi ou la morale. Rappelons qu’à ce jour, la doctrine française repose sur la seule définition de Farhad Khosrokhavar, qui inclut à la fois une référence à la violence et à l’extrémisme. Les auteurs replacent donc ici la radicalisation comme une polarisation, impliquant l’ensemble de la société dans ce que les auteurs désignent comme « politique ju-jitsu ».

Les auteurs reviennent aussi sur l’image, très disputée, du « tapis roulant » (conveyor belt) qui emporterait les personnes aux idées radicales vers des actions radicales (violentes). Ils soutiennent que cette image est fausse et contre-productive, et vont même jusqu’à défendre le rôle que peuvent jouer des organisations radicales pour contrer la radicalisation violente.

On relèvera toutefois quelques faiblesses, notamment sur le terrain des relations internationales. On regrettera ainsi de les voir établir une longue énumération d’interventions militaires occidentales dans des pays musulmans afin de discuter la thèse de leur relation au terrorisme djihadiste, sans prendre en compte les différences de nature, de contexte et de mandats entre ces interventions.

Les auteurs apportent toutefois des éclairages passionnants sur les différences entre radicalisation individuelle et radicalisation de groupe, et se penchent, concernant cette seconde forme, sur les « manipulations identitaires de masse », qui reposent principalement sur deux ressorts : la simplicité cognitive et le pouvoir émotionnel.

Enfin, alors que le livre est largement consacré au terrorisme, notamment djihadiste, il se termine sur des considérations beaucoup plus nationales et politiques. L’élection de Donald Trump est ainsi décrite comme le résultat d’une radicalisation de son électorat.

Nicolas Hénin

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[1]La Chine a officiellement fait savoir en décembre 2020 qu’elle avait éradiqué l’extrême pauvreté (à ce seuil de 1,90 dollar). Cette ambition avait été annoncée depuis des années, pour être atteinte à l’occasion du centième anniversaire du Parti communiste chinois (qui sera célébré en juillet 2021). Les chiffrages sur la pauvreté ont toujours une certaine dimension politique…« Poverty and Shared Prosperity: Taking on Inequality », Banque mondiale, 2016.A. Sen, L’Idée de justice, Paris, Flammarion, 2009.Selon la célèbre courbe de Kuznets (1955) en U inversé qui faisait alors consensus.F. Kiwan, « La société civile au Liban : un levier pour le changement ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 112, no 4, 2013, p. 49-60.Voir la distinction établie par Xavier Crettiez entre radicalisation cognitive et comportementale, la seconde désignant celle qui recourt à la violence.